Visite ou Mémoires et Confessions
Visita ou Memórias e Confissões, de Manoel de Oliveira, avec Manoel de Oliveira, Maria Isabel de Oliveira, Teresa Madruga, Diogo Dória, Urbano Tavares Rodrigues

Sortie en salles le mercredi 6 avril 2016.

« Cesser de travailler, c’est mourir. Si on m’enlève le cinéma, je meurs ». (Didier Péron, Manoel de Oliveira, un siècle au temps du cinéma, Libération, 2 avril 2015)
La sortie, le dévoilement au public, de Visite ou Mémoires et Confessions est un événement dans le monde cinématographique et plus particulièrement dans celui des cinéphiles. En effet, l’immense réalisateur portugais Manoel de Oliveira (1908-2015) mort l’an passé à 106 ans,  crée avec ce film autobiographique (« un film sur moi et de mon cru ») un genre : le film posthume.
Tourné entre 1981-1982 alors que le cinéaste criblé de dettes se débat dans de graves difficultés financières et se voit contraint de vendre la maison de Porto qu’il a fait construire en 1942, Visite… propose au spectateur non seulement la découverte de cette demeure, qui a vu quarante ans de la vie du réalisateur et de sa famille se dérouler tout comme le travail d’écriture de ses premiers films se faire, mais aussi l’exposé, de manière frontale avec de Oliveira  face caméra, des faits marquants de son existence et des idées qui traversent son œuvre  : la pureté, la sainteté, la mort, les femmes, la virginité. Traces de vie, perte et amour sans bornes, amour ardent du cinéma sont le cœur de ce film, sa matière même.

Photo du film Visite Mémoires et confessions
Maria Isabel de Oliveira dans Visite Mémoires et confessions © Epicentre Films

L’avis de la bibliothécaire

Un cas sans précédent dans l’histoire du cinéma.

Manoel de Oliveira nous aura surpris à chaque opus et même par-delà sa mort. Ce film que l’on peut interpréter comme un testament, vient en quelque sorte, pour le spectateur de 2016, d’outre-tombe. Né, réalisé et soutenu financièrement par l’Etat portugais à la condition expresse qu’il ne soit pas montré du vivant de son auteur, Visite… n’a pas été exhumé des fonds de la Cinemateca Portuguesa, Museu do Cinema de Lisbonne. Le film (négatif et copie 35 mm) y fut déposé sous scellés pour y être conservé, en attente d’être divulgué. Cet acte est aussi une réflexion sur le cinéma. Ainsi l’empreinte de la maison de Porto, vendue, perdue s’est-elle retrouvée dans l’enceinte, entre les murs, d’une institution  qui lui a et lui garantit une certaine pérennité. Ainsi ce que les vicissitudes et surtout les revers financiers de la vie ont enlevé à de Oliveira, sa maison, le cinéma et une de ses grandes demeures (là où les films sont à l’abri, conservés dans les meilleures conditions pour l’éternité, peut-être) ont permis d’en laisser une trace à la fois « procédé audio-visuel de fixation » et image d’un cinéaste qui n’est plus là.
Jacques Parsi, conseiller littéraire de tous les films d’Oliveira depuis Amour de perdition en 1978 et auteur de deux livres à son sujet, dit de Visite… « Au « je ne suis pas là », immatériel, consubstantiel de la nature de l’œuvre cinématographique, Oliveira substitue un « je ne suis plus là ». »
A ma connaissance, Visite ou Mémoires et Confessions est un cas unique. Même si le cinéma documentaire nous a habitué depuis quelque temps (une bonne vingtaine d’années) à des films où le récit autobiographique est central, l’entreprise d’Oliveira, malgré les 34 ans qui nous en sépare, elle, est originale. Il aura été, à ce jour, le cinéaste le plus âgé en activité et le plus prolifique dans son âge avancé. C’est dans les trente ans qui succèdent à Visite … que sa filmographie prendra (grâce, entre autres, au producteur Paulo Branco) toute son ampleur, que son génie sera reconnu et plusieurs fois récompensé dont en 2008, l’année de ses 100 ans, par une palme d’or d’honneur à Cannes. Son dernier film Le vieillard du Restelo date de 2014 et l’on sait qu’il travailla jusqu’à sa mort le 2 avril 2015, il y a tout juste un an.
Déposer, garder caché Visite… pour après, est une nouveauté, une exception dans l’histoire du cinématographe né officiellement treize ans avant de Oliveira. Dans la volonté du secret (seules deux projections, une pour l’équipe du film et une autre, privée, au début des années 1990 à la Cinémathèque portugaise), se dessine aussi peut-être la pudeur d’un homme qui décide de faire le bilan au moment douloureux voire déchirant de la perte de sa maison tant aimée car la séparation forcée d’avec une maison chérie est une mort à traverser : « La maison, c’est nous. -Ce n’est pas nous ! C’est le monde. Notre monde ! » scandent les voix de Visite… tandis que notre mémoire se souvient du bouleversant Je rentre à la maison (2001).

« Je dédie ce film à Maria Isabel, ma femme »  
« Peut-être n’aurais-je pas dû faire un film comme ça – mais c’est fait. »   

C’est ainsi que s’exprime Oliveira, en voix off  à l’ouverture du film, dans le générique, avec une sorte d’humilité et  d’excuse, lui qui nous a habitués tout au long de son œuvre à nombre de mystères et d’énigmes et à des façons de réaliser anticonformistes où le doute et son acceptation se coudoient.
Comment s’y-est-il pris ? Quels langages cinématographiques met-il en place ? Comment utilise-t-il le cinéma pour faire « ce film de Manoel de Oliveira sur Manoel de Oliveira à propos d’une MAISON ? »  Cette  maison superbe dans son écrin de verdure aux arbres tutélaires, construite en 1942 par un architecte inspiré par l’Ecole française est le lieu où se déroulent deux récits se succédant tour à tour. Le premier est un dialogue écrit par Agustina Bessa-Luis avec laquelle Oliveira a déjà travaillé pour Francisca (1981) ; d’autres collaborations avec cette grande écrivaine portugaise et amie suivront : Val Abraham, Le Couvent, Inquiétude,…. Ce dialogue très littéraire en voix off (entre Teresa Madruga et Diogo Dória deux autres coutumiers du cinéma d’Oliveira) se développe, trace son chemin sinueux selon les accords d’extraits du concerto n°4 pour piano de Beethoven et le rythme d’une caméra subjective, qui semblent porter les présences « de créatures qui se meuvent au seuil du langage mais n’arrivent pas jusqu’à nous ». Les voix nous guident d’abord dans le jardin tout résonnant du chant discret des oiseaux où scintille, telle une étoile, l’unique fleur d’un grand magnolia, où un pin argenté est une danseuse javanaise, où un palmier joue le rôle de portier, puis, grâce à l’huis qui s’ouvre de lui-même, nous franchissons le seuil et découvrons l’intérieur de la demeure déserte, vidée (en apparence) de ses occupants, où le couple de visiteurs médite, s’attarde sur les objets (en grand nombre, chacun à sa place dans l’éternité de l’instant où ils sont filmés), la décoration, les cadres, les tableaux, les fenêtres (ce qu’on voit au-dehors, ce qu’elles regardent), les photos, les meubles, les espaces, les lumières et les ombres, les décrivant, les parlant  avec une poésie où se côtoient métaphores (une pièce est le Transsibérien, une colonne le mât d’un navire), bruit de pas et musique. Désertée, la maison ? Sans âme qui (y) vive ?… N’y-a-t-il pas du feu dans la cheminée, une lumière à l’étage, une cigarette qui se consume dans un cendrier, une théière prête à servir ?  

A cette visite si singulière de deux et à deux voix (deux esprits ?) s’agrège, grâce à Beethoven et à l’écho d’une machine à écrire, le début du second récit, celui de « Mémoires et Confessions » pris en charge par Oliveira en personne, regard caméra (avec souvent à ses côtés une petite reproduction de La Joconde), qui donne à entendre (et à voir grâce aux photographies et aux images d’archives personnelles) des fragments de l’histoire familiale. Il évoque l’usine, sa transmission, sa faillite, son délabrement, les paysages entourant un autre lieu, une autre maison où le travail de création put aussi se faire), sa conception de la vie et du cinéma, son amour pour Maria Isabel. À celle qui fut sa femme depuis 1940, qui mourra après lui en 2015, dédicataire du film, il confie une courte mais magnifique séquence où, entourée de dahlias, comme saisie dans un tableau, une nature vivante des fleurs jaunes et vermillon, elle parle de sa vie d’abnégation et de compréhension, de son soutien constant, inébranlable pour son mari.

Les deux récits alternés (celui des visiteurs et celui de qui se souvient et se confie) ne se rencontrent pas. Ce qui les unit, ce qui les enlace (outre la musique de Beethoven qui serait une prière d’Orphée pour que lui soit rendue Eurydice) est l’amour du cinéma, de ce que peut le cinéma : créer un dialogue de voix invisibles (un couple venu visiter un autre couple), méditer, parler de soi, de ses origines bourgeoises et de ce qu’elles permirent, de métaphysique, d’obsession de la pureté, de catholicisme, de son rapport à l’histoire, au politique, avec des mots mais surtout des images qui suscitent et convoquent les souvenirs. « Je suis et j’ai toujours été un homme de cinéma » nous dit-il. Et plus avant d’ajouter « La fiction est la véritable réalité du cinéma ». Etrangeté, antinomie, paradoxe ? Pas sûr. Bel oxymore en tous cas que le cinéaste transforme en liberté quand il façonne, à la manière d’une reconstitution détournée, le temps et les réminiscences de son incarcération sous la dictature de Salazar selon le langage cinématographique de la fiction : une Traction Avant dans le champ, le souvenir de la boîte de biscuits donnée par sa femme, seule nourriture de ces dix jours d’ennui incommensurable passés en prison. Suivra une déclaration d’amour au studio de cinéma, là où se crée, s’engendre la fiction et où se parle aussi la langue cinématographique d’Oliveira, libre, détachée, indifférente aux genres comme aux modes, là où le cinéaste veille et arpente, là où se meut son ombre portée.

« Je me souviens de mon enfance, de mes parents, de ma femme, de mes enfants, d’un temps qui a été et d’un futur qui sera passé. Je me souviens de moi, de ma présence infinitésimale dans le temps et dans l’espace… Et je m’éclipse ! » tels sont les derniers mots de Manoel de Oliveira qui convie la caméra et la pellicule imprimée d’ultimes photographies à finir le récit des adieux et de la disparition avec ce chant si particulier de l’appareil de projection mêlé aux notes du concerto nous offrant, dans le même mouvement, une heure dix de cinéma sans nul autre pareil et nous laissant, nous spectateurs de ce film posthume, tristes, dépossédés, orphelins.
 
«… Tel celui qui, s’en allant, fait halte
sur le dernier côteau d’où sa vallée entière
s’offre une fois encor, se retourne et s’attarde -,
tels nous vivons en prenant congé sans cesse. »
Rainer Maria Rilke, Elégies de Duino, traduit de l’allemand et présenté par François-René Daillie, Orphée/ La Différence, 1994  

Rappel

Visite ou Mémoires et Confessions, de Manoel de Oliveira, production Manoel de Oliveira avec la Coopérative des Cinéastes Associés, Manuel Guanilho, avec le soutien du Ministre de la Culture M. Lucas Pires et l’Institut Portugais du Cinéma, 1982, 1 h 10 min.
Présenté au Festival de Cannes 2015
Présenté au FID Marseille 2015 dans la section écrans parallèles
 
Distribué en salles par Epicentre Films

Publié le 14/04/2016 - CC BY-SA 4.0

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