Carnets de jury, Prix des bibliothèques, Cinéma du Réel 2022
Des pages blanches ont été confiées aux jurés du Prix des bibliothèques pour partager leurs impressions de festival. Matthieu Chatellier, Alexia Vanhée et Fabien Velasquez se sont pris au jeu.
Journal de Matthieu Chatellier
Jour un : Les consignes du jury de bonne tenue
1-Ne pas discuter à tort et à travers des films au milieu des autres festivaliers. La CIA pourrait dévoiler les tendances du palmarès.
2- Ne pas assister aux débats après projections. Tous les films ne bénéficient pas d’un débat. (Je comprends maintenant, en tant que réalisateur, que quand je voyais les membres du jury s’enfuir en courant, alors que je venais près de l’écran pour répondre aux premières questions du public, il n’y avait rien d’hostile au film, aucun mauvais présage, juste l’obéissance stricte à la consigne 2).
3- Ne pas manifester ostensiblement notre plaisir ou déplaisir pendant la projection. (Donc je n’applaudis jamais et garde une mine fermée imperturbable).
Je ne sais pas trop quoi écrire ici.
Film du jour : Huahua’s Dazzling worlds Où se situe le film ? En Chine, évidemment. Mais son tour de force est de nous rendre son cocasse grinçant et sa solitude numérique très familiers. Cette énergie du désespoir du réseau social, c’est notre voisin, c’est nous, c’est ceux que nous croisons. Et la poésie surréaliste du film est d’autant plus forte qu’elle surgit à l’improviste dans la brutalité. Poignant !
Le café est l’ami du jury. 1 : la boisson la moins chère de la liste. 2 : L’allié pour ne jamais s’endormir. Ne jamais s’endormir. Interdit ! Sauf si toute l’équipe du film dort déjà. Difficile à prévoir.
Je retiens justement de Lago, film hypnotique en noir et blanc, cette expérience très forte d’être spectateur de quelque chose qui tourne parfois à un infime : quelques rayures blanches sur un fond noir de charbons scintillants. Une joie enfantine quand une raie blanche apparaît, ou un mouvement ascensionnel. Le sentiment de beauté tient à peu de choses, choses non préméditées. Du hasard qui s’organise, un bref moment. Une bande son qui pleure. Un sanglot perdu dans d’autres flots. Une écluse obscure.
Guerre en Ukraine. Ce sont pendant ces jours sombres de mars 2022. Entre les séances, je consulte le fil d’actualité du journal Le Monde. J’espère lire l’entrefilet qui annonce une inversion des forces, un arrêt des hostilités. Au moins l’évacuation des civils coincés dans la terreur, la soif, la faim, sous les bombes russes. J’ai grandi dans une région ravagée par les bombes de la 2nde guerre. Les récits d’exode de mes grands-parents. Les routes affolées. Mitraillées. Les fossés. La poussière des convois répandue comme de la neige. Les caves. Les anciennes carrières de calcaire. Block hauss. Témoigner. Transmettre. Trouver l’humain. Le cinéma est là pour ça. Interroger la beauté ? Je me souviens d’une vieille dame me racontant qu’elle observait l’horizon, adolescente en 1944. Un horizon bombardé. Elle se souvenait : « C’était très beau ». La beauté : un carburant dangereux, glaçant. Qui n’est légitime qu’au détour. Improviste. Impureté.
The plains : film magistral. Une forme épurée dans sa répétition. Sans sécheresse (nous ne sortirons pratiquement pas de l’habitacle d’une voiture). Réitération qui trouve à chaque étape un souffle d’invention subtil, nouveau, qui désamorce, désaltère son aridité. Peu à peu, un homme se dévoile. Une destinée. Le carcan de l’habitacle devient une passerelle sublime vers la condition humaine. J’ai pensé à la force de la littérature, l’agencement infini de quelques signes alphabétiques. Une pauvreté devient une richesse. Conrad. Perec. Sensation de plénitude en quittant la salle. Pareille à celle d’un lecteur achevant un roman qui l’a transporté. Éblouissement et mélancolie mêlés.
Page 4 du carnet de Matthieu Chatellier
Page 5 du carnet de Matthieu Chatellier
Jour quatre : Aujourd’hui 3 films (1 seul en compétition)
10h. Au fameux Brady. Je vérifie la copie du très beau nouveau film de Daniela « Ardenza ». 16h. De part et d’autre 87′. C’est mon film. Section Paris-Doc. Cette fois je ne suis pas celui qui juge. Je tremble. Je n’assiste pas à la projection. J’ai le temps. J’erre dans librairie du Centre Pompidou. Je me souviens de Cécile et Fred. Cécile Reims et Fred Deux. Elle, née en 1927, lui en 1924. Deux artistes. Je trainais dans la même librairie en 2011 lors de l’avant-première du film que j’avais fait avec eux «Voir ce que devient l’ombre ». Je m’étais mis en tête de leur envoyer une carte postale; la reproduction d’un tableau. C’était bizarre de devoir choisir l’œuvre d’un artiste à envoyer à d’autres artistes. F & C avaient connu Giacometti, Brauner… D’autres encore, qui se retrouvaient tous format carte postale ici dans cette librairie. Pas eux. Comment Cécile et Fred se sentaient-ils avec ça ? Ce relatif anonymat vis à vis du grand public ? Finalement j’ai résolu l’affaire. J’ai quémandé à l’hôtesse une simple feuille A4 et je leur ai écrit une lettre. « Chère Cécile, cher Fred…». Le première d’une longue série qui nous tenait en vie. 21h. The United States of America 103′ Cinéma 1. Film concept. Ce genre, quand la pensée du cinéaste est un peu paresseuse et infatuée crée une épreuve masochiste brutalement systématique. Le spectateur se demande : « Qu’est-ce que j’ai fait de mal pour m’aliéner un kaléidoscope aussi âpre ? ». « A la fin vous comprendrez, dit la présentatrice. Après avoir vu la cinquantaine de plans fixes larges et déserts sur des paysages américains, tous durant exactement 1mn45s (j’ai chronométré), des plans atones introduits par un intertitre nommant une ville et un état, à la fin vous comprendrez ». Parfois la bande son, 4 ou 5 fois, accueille un discours diégétique sur la condition des minorités aux E.U. Pendant toute la durée du film, tu cherches pourquoi cette succession de plans. 1mn45, est-ce le temps de l’agonie de Georges Floyd par exemple ? Non, à la fin, tu apprends juste que tous les plans ont été tournés en Californie. Et ? Et ? Et rien. Fin de la séance. Tout le monde sort. Évidemment, tout peut produire de la pensée. C’est notre condition non ?
Jour cinq : Aujourd’hui : 1 film
Mr Landsbergis de Sergueï Loznitsa 246 mn Prodigieuse fresque historique, politique et cinématographique. Film essentiel. Pendant la projection nous traversent la destinée du peuple lituanien et les échos de la guerre de Poutine contre l’Ukraine. Double mouvement. Condensation de cette libération dans l’étonnant Landsbergis, son ironie subtile, son intelligence et son courage politique. Et une sorte de démultiplication, diffraction des visions, à travers des archives dont la profusion des axes, des origines, des auteurs dépeint à la fois la diversité de la foule et son unité dans le souffle historique. Les 4 heures de ce film passant comme un rien.
Délibération. Passage en revue de chaque film. Nos opinions ne divergent finalement pas tellement. C’est agréable. Cela permet d’approfondir.
Journal de Alexia Vanhée
Jour un : un badge, un siège réservé
Un badge, un siège réservé. C’est à cela qu’on distingue dans festival, un membre du jury d’un spectateur ordinaire. Moi qui aime plutôt m’installer en fond de salle, en bout de rangée et si possible côté opposé à la porte. Me retrouve à l’avant, en milieu de rangée. C’est à cela qu’on se reconnait soi-même jury !
Page 1 du carnet de Alexia Vanhée
Ce premier jour, le film de Ruth Beckermann me fait découvrir le texte érotique Josephine Mutzenbacher, dont j’ignorais tout. Il se trouve, par pur hasard, que j’ai terminé la semaine dernière la lecture de Mosaïque de la pornographie de Nancy Huston. Incroyable écho, et non prémédité, du livre et du film documentaire. Hasards et coïncidences de la vie culturelle…
Jour deux : une nouvelle journée bien remplie
Une nouvelle journée bien remplie, comme hier. 3 films au programme aujourd’hui. Ça fait donc 6 films en deux jours sur les 11 au programme de notre sélection. Belle moyenne d’autant qu’il reste encore 3 jours de visionnage. Mais ne pas oublier qu’on nous a gardé les films les plus longs pour la fin…
Étonnant combien ces six films, chacun à leur manière, sont déconcertants. Tous demandent un temps d’appropriation, une suspension provisoire du jugement, l’esprit ouvert à toute proposition. Tous, aussi, se prêtent à de longues discussions après projection, appellent des analyses réfléchies. Bien souvent, personne ne détient l’explication ultime ! On s’aventure vraiment aux « Frontières du réel ».
Page 2 du carnet de Alexia Vanhée
Page 3 du carnet de Alexia Vanhée
Page 4 du carnet de Alexia Vanhée
Page 5 du carnet de Alexia Vanhée
Jour 3 : Fait rarissime à l’heure du DCP
Un problème de synchronisation se produit sur l’une des projections du jour. Pendant la première moitié du film, le son a au moins une seconde de retard sur l’image. Si la spectatrice que je suis ne profite pas à 100% de ces quarante-cinq premières minutes, la jurée parvient à faire fi du décalage et à analyser et apprécier les partis pris du film. Quand le problème est réglé, je redécouvre tout de même le visage des protagonistes que j’évitais de regarder de trop près tant qu’on pouvait lire sur leurs lèvres les paroles à venir. Mais finalement, la plus belle séquence du film, à sa toute fin, se passe de parole… Dans plusieurs films de cette sélection, les gens chantent à l’écran pour se raconter. La chansonnette comme cri du cœur.
Jour 4 : Bien installés dans notre rôle
Nous jurés connaissons désormais les petits trucs et astuces, en particulier ce réflexe de retourner en début de projection la feuille A4 qui signale notre place réservée. Petit geste anodin qui permet d’éviter le froissement du papier quand on se renfonce dans le fauteuil.
Sur 10 films visionnés à ce jour, 4 sont des films « à dispositif ». On sait, en particulier depuis l’Oulipo, combien la contrainte peut être fertile. Selon la réussite du projet, elle pourra s’avérer un carcan ou, à l’inverse, un incroyable espace de liberté.
Jour 5 : Ça devait arriver
Voici le jour du dernier film (en tant que jurée du moins). Après avoir fait provision d’eau et de biscuit, le jury délibère pendant plus de deux heures. Chaque film est passé en revue, débattu, éventuellement défendu. Nous avons suffisamment échangé entre nous, informellement, au cours de la semaine, pour avoir une idée d’où se tient chacun. A l’issue des discussions, sereines mais passionnées, deux films font l’unanimité. Le jury tient son palmarès.
Petit miracle : le film le plus attendu du festival est à la hauteur de l’attente, et même au delà.
Bonus : mes films préférés en images
Page 7 du carnet de Alexia Vanhée
Page 8 du carnet de Alexia Vanhée
Journal de Fabien Velasquez
Jour un : A quoi sert de voyager si tu t’emmènes avec toi ? C’est d’âme qu’il faut changer, non de climat
Mutzenbacher, 102 min
Dépouillé et en train de se faire, ce film au dispositif radical renforce la crudité de son propos. On assiste à une relecture-introspection d’un roman paru sous pseudonyme en 1906 à Vienne. Des hommes, de toutes générations jouent ou se confient sur leur éveil à la sexualité devant la caméra de la réalisatrice : les clichés de la psychanalyse sont visibles : le divan, un miroir, le spectateur ne voit jamais la réalisatrice (ses assistants, oui) à l’image tout comme le patient avec sa/son psychanalyste. On hésite à qualifier ce film : est-ce une performance filmée comme le font certains artistes contemporains associant les spectateurs-amateurs (M. Abramović, S. Tunick ou T. Sehgal) ou un documentaire sur le cinéma (La nuit viennoise ?) Valie Export, compatriote de la réalisatrice, artiste performeuse ayant côtoyé les Actionnistes viennois conclut le film par Bananen* (1981), une chanson pour enfant : ultime pied de nez subtil et (in)conscient de Ruth Beckermann !
Ce film structuré en triptyque se déploie dans des paysages où la nature est omniprésente : l’eau en particulier, comme le suggère son titre. Méditatif, sensuel et contemplatif, il procure une sensation relaxante. Le recours à la triple figure du trio de personnages (un par partie) est une tautologie inégale : la première partie onirique et légère intrigue, apaise et inclut le spectateur qui peut s’identifier à une forme de tendresse perceptible à l’écran. Dans la seconde partie : déplacement géographique, on quitte la forêt, la verdure et le vent pour un décor très pictural : bruyères mauves et jaunes et toujours un lac, autre motif répété ici : le trio mime certains gestes du premier, les corps ont changé et l’effet de surprise opère moins. Le troisième trio quant à lui est clairement à situer du côté de la chorégraphie (ersatz de l’eurythmie de Loïe Fuller ? ou de Monte Verità avec M. Wigman ? ou survivalistes égarés dans un retour à l’âge de pierre ?).
Huahua’s Dazzling world& its Myriad temptations, 88 min
Le monde merveilleux de Huha : ce remuant portrait de femme vivant en Chine est une ode à l’émancipation féminine via les outils numériques (Instagram,…) Filmer son quotidien aide-t-il à réfléchir sur sa propre vie ? C’est ce que parvient à restituer à certains moments, la parole de cette femme qui se dit « ne pas être instruite, mais pas bête ». Intuitive, dynamique et de fort tempérament, sont ses traits de caractère. L’usage qu’elle fait du numérique, de manière autodidacte peut relever d’une forme de folklore digital où l’« influenceuse brute », entre en transe quand elle se filme pour promouvoir des commerçants qui la contactent (entrepôt de fruits, magasin de vêtement,…). La vie familiale n’est pas aisée pour cette femme qui est à la fois mère, épouse et fille d’une dame âgée, aperçue dans une séquence avec un filtre la rajeunissant, côte à côte au son d’une chanson à l’eau de rose. Ce documentaire colporte un sentiment contradictoire : Huahua apparaît fragile et pudique lorsqu’elle évoque sa condition et démonstrative et exubérante quand elle dialogue avec ses « fans » ou réalise des « live » sur son compte Instagram.
Jour deux : Les hommes achètent des biens mais ce sont les biens qui les achètent.
Lago Gatun, 60′
Ce film expérimental emprunte clairement quelques idées à Man Ray, Hans Richter ou d’autres pionniers du genre. Le Lac Gatun, vaste bassin artificiel construit entre 1907 et 1913 et faisant partie du Canal de Panama, est donc contemporain du dadaïsme. Voilà peut-être une piste pour deviner l’intention du réalisateur : être cinéaste architecte tant son sujet est étudié, découpé, recadré, pelliculé, sur imprimé : noir/ blanc, dedans/dehors : l’«écluse-oeuvre » ouverte et l’eau qui miroite sans cesse : Bachelard n’est pas loin non plus : « mimesis, plasticité, rêverie oeuvrante » (E. Thouvenel). Un film difficilement regardable autrement qu’en grand écran pour y déceler tous les menus détails et subtilités (audaces) plastiques élaborées par Kevin Jerom Everson, chercheur artiste-poète curieux, jubilatoire et débordant (180 courts métrages par exemple).
Une plongée dans une Histoire du Brésil qui entremêle plusieurs époques : le portrait de deux sœurs : Léa et Chitara, icônes transgressives que l’on pourrait trouver dans les films de Marie Losier (Cassandro the Exotico, par exemple). Le cadre se situe dans une favela Sol Nascente, où règne une violence tout azimut. Chacune de ses femmes entreprend une voie vers l’émancipation : en voulant créer un bordel lesbien pour l’une et en participant à la lutte politique via le PFP (Parti des femmes prisonnières), alternative à Bolsonaro, pour l’autre. La raffinerie de contrebande dans laquelle elles travaillent, est filmée de nuit : éclats, flammes, liquides et torpeur émanent physiquement de l’écran et mettent le spectateur dans un climat oppressant et renforcé par le travail du son qui l’amplifie. L’intériorité de ces deux femmes apparaît « à bout de souffle», l’une d’elle ex-dealeuse, semble épuisée et cherche une forme de rédemption lorsque les réalisateurs parviennent à capter ses rares moment de répit. On peut y lire une forme de dystopie par ses accents post-apocalyptiques.
https://www.cinemadureel.org/films/anyox-2/ Anyox est une enquête filmique qui nous plonge en Colombie Britannique, une province à l’Ouest du Canada dans un site industriel alliant fonderie et mines. Avec très peu de personnages qui apparaissent à l’écran, ce récit est celui d’une lutte contre la fermeture de ce site aujourd’hui quasi désaffecté : paysages-vestiges d’une époque où l’activité était florissante. Le film utilise des archives diverses (presse microfilmée, films en noir et blanc où les hommes œuvrent péniblement, cartes et dessins d’architectes). Tout s’agglomère pour former un récit à charge contre l’une des premières attaques du libéralisme envers la classe ouvrière. La manière avec laquelle les paysages actuels sont saisis devrait intéresser certains photographes qui s’attachent à les observer en captant leurs abstractions et leurs formes géologiques.
Jour trois : Quand le désir de prendre disparait, les joyaux apparaissent.
Nous étudiants ! , 86 min
« Nous étudiants ! » est un film qui décrit le quotidien de Aaron, Benjamin, Nestor et Rafiki, tous les quatre étudiants centrafricains vivant sur le campus de Bangui. Il s’agit aussi d’un réquisitoire implacable contre une caste politique vieillissante qui ignore sa jeunesse. Ces jeunes hommes en licence d’économie, constatent avec lucidité combien leur avenir dans leur pays sera difficile et compromis (diplôme en poche ou non d’ailleurs). Les relations avec leurs petites amies illustrent une forme de tendresse ou de domination parfois contrariée par le poids des traditions (accusation erronée d’atteinte à la moralité lorsque la tante de la petite amie de l’un des étudiants accuse ce dernier à tort de viol). Par son titre exclamatif, « Nous étudiants ! » palpite et dynamite tout ce que la société centrafricaine peut contenir d’archaïsmes réducteurs : bureaucratie, corruption, inégalité dans les rapports économiques (scène où l’on voit par exemple, une automobile floquée d’un logo Orange 3G, pénétrer dans une institution gouvernementale). « La main invisible », concept d’A. Smith, est ici démasquée : le capitalisme est partout et bénéficie-t-il vraiment aux centrafricains ? Avec humour, engagement et vitalité, le film de Rafiki Fariala y répond par le doute absolu.
Camouflage, 93 min
« Camouflage» est une enquête menée par le réalisateur Jonathan Perel qui adapte à l’écran le livre éponyme de Félix Bruzzone, « Campo de Mayo », paru en 1990 ou une exploration de la mémoire de la Dictature argentine (1976-1983) à travers un lieu emblématique et douloureux de la violence du système Videla : le Campo de Mayo. Ce camp où furent enfermés et torturés de nombreux opposants au régime (Desaparecidos) est aujourd’hui toujours surveillé par l’armée et sa visibilité mémorielle encore limitée (occultée, camouflée). Adoptant un dispositif original, le scénario révèle par étape diverses réalités de ce site chargé (topographiquement, archéologiquement et, végétalement). C’est en courant et marchant que Félix découvre plusieurs endroits du camp, et en discutant également avec plusieurs protagonistes (sa tante, un archéologue, un sportif, des artistes pratiquant l’urbex, la présidente d’une association veillant sur l’Histoire du camp,…). Ainsi, la scène, où il est muni d’un casque de réalité virtuelle, lui permet d’arpenter une partie du camp où la nature sauvage a repris le dessus : il visualise alors comment était organisé le camp sous la Dictature. Participant ensuite à une course à pied avec épreuve de tir, il semble parfois comme subjugué (ahuri) par l’absurdité d’organiser une telle course en ces lieux ! Ceci pose la question délicate de comment préserver avec dignité des lieux mémoriels où des crimes ont été commis. Le film y répond de manière très personnelle : en s’infiltrant dans la forêt (jungle) et en faisant émerger de manière subtile et presque à la manière de l’humus, un terreau nécessaire pour penser et ne jamais oublier ce terrible épisode de la junte Argentine.
The plains, 180 min
« The plains » est un film dont le cadre à la simplicité désarmante – intérieur d’une voiture en Australie (à Melbourne) avec tableau de bord, radio, horloge (souvent entre 5:00 et 5:40 et quelques), téléphone, places du passager et du conducteur (assis à droite, comme en Angleterre) – introduit une longue répétition qui bien que éprouvante (expérience de la durée dans un cadre clôt, confiné) n’en est pas dénuée d’intérêt. Fort d’une intimité et proximité (nourries de la parole quotidienne et spontanée lors de fréquents trajets travail-> domicile), le réalisateur (l’un des protagonistes du film, passager régulier co-voitureur et collègue du chauffeur, Andrew) parvient à tisser, à entremêler de subtils éléments, puisés dans la vie d’Andrew, son/leur travail, sa femme, sa mère, sa sœur, son indépendance, sa jeunesse, sa curiosité intrusive à l’égard de David, son goût pour la nature -« brousse »- et son apprentissage du drone). Décor unique, parcours, défilement, vues aériennes, espace mental, familial et historique, tout s’interpénètre et ce qui pourrait paraître soporifique voire ennuyeux prend ici une dimension parfois métaphysique, voire méditative : est-ce lié à ce décor unique qui capte (fige) l’attention du spectateur ? Un film étonnant, déstabilisant, mais qui vaut la peine d’être vu dans son entièreté (pas en 3 x 1 h), car il s’agit d’une expérience dans la durée (bis) qui déclenche cela, à certains égards, à la manière d’une pièce de musique répétitive ou de drone.
Jour quatre : Le talent se développe dans la retraite ; le caractère se forme dans le tumulte du monde.
The United States of America, 103 min
« The United States of America » de James Benning est un film audacieux : 50 plans de 2 minutes se succédant à l’écran constituant un atlas des USA – un plan par Etat. Répertoire de formes glanées dans les paysages dans un territoire-continent. Comme d’autres issus de la sélection du Jury des Bibliothèques, le film met à l’épreuve l’attention du spectateur par son côté répétitif et binaire : un panneau topographique situant l’endroit filmé précède chaque séquence. Le spectateur est peut- être plus habitué à percevoir ce type de récit sous la forme d’une installation vidéo. Ici diffusé en salle, ce dernier devra rester concentré jusqu’au bout de la projection, car un ultime carton va révéler que tous les plans ont, en réalité, été tournés dans le même État, la Californie, où réside le réalisateur : faux film, film de confinement ou pied de nez au « mal du voyage*? » Voici une chute qui incite le spectateur « à réévaluer ce qu’il pensait ».
Jour cinq : Un homme n’est pas rivière et peut retourner en arrière
Mr. Landsbergis, 246 min
« Mr. Landsbergis » pourrait être sous-titré « la politique et la vie confondues ». En quatre heures, le cinéaste Sergueï Loznitza impressionne et marque les esprits : condensation d’intenses épisodes de la lutte pour l’indépendance de la Lituanie, entre 1988 et 1991. Avec de nombreuses archives issues de sources variées, il restitue cette page méconnue de l’Histoire européenne récente (il y a 30 ans). C’est la dimension collective de cette lutte qui est ici visible, tant du côté des militants de Sajudis que du peuple (tous les âges, enfants, hommes, femmes et aîné.e.s) tous le regard porté vers l’indépendance et la liberté. Il en émane un rythme contagieux qui irrigue le spectateur d’un spectre d’émotions : de l’admiration (pour cette cause commune) au dégoût kafkaïen (manipulations juridico-politiques du camp russe/URSS). Calme, serein et malicieux, Mr Landsbergis âgé aujourd’hui de 89 ans, apparaît dans le jardin d’une maison de vacances construite par son père : parole fluide, pesée et raisonnée recueillie par Loznitza. Bien qu’aidé d’ouvrages et de notes à sa portée, doté d’une mémoire prodigieuse, il se souvient et explique avec pédagogie de nombreux détails et anecdotes de ce chemin vers la souveraineté, que sa double position de militant et de premier Président d’une nation bientôt à nouveau autonome, lui a permis d’observer de manière privilégiée (aux premières loges). Tel un bouddhiste zen, son rire (sourire) est un bouclier contre l’absurdité et l’horreur. Ami de Maciunas (né à Kaunas en 1931 et décédé en 1978), l’un des fondateurs de Fluxus (groupe d’artistes d’avant-garde) promouvant l’émancipation tout azimut, on ne s’étonnera pas de cette attitude point du tout éloignée de celle d’un sage lucide et pragmatique, reconnaissable chez les hommes remarquables (Cf. Gurdjieff).
Associations d’idées : Le cinéma tourné monté de J. Mékas : Il y a dans la brochure de cette programmation, une très belle citation de Mékas évoquant sa grand-mère ? mère ? et son rapport aux bouquets de fleurs, qui fera écho aux fleurs dans le film de Loznitza. Le rire de Fluxus
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