Ghost Song
de Nicolas Peduzzi

Sortie en salles le mercredi 27 avril 2022.

Houston, Texas. Alexandra, Will et Nate se débattent pour survivre dans une ville qui dévore les gens comme les rêves. Ex-cheffe de gang ou gosse de riches renié, chacun affronte ses démons tandis qu’un ouragan approche. Ghost Song, c’est la promesse d’un nouvel élan de vie, entre musique, hallucinations et espoirs de rédemption.

Ghost Song © GoGoGo Films

L’Amérique mythique des désaxés

Que ce soient les gangs et leurs fusillades ou les milliardaires du pétrole et leur descendance paumée, c’est toute une mythologie des États-Unis qui se retrouve dans Ghost Song. Dans son premier long métrage, Southern Belle, le comédien et réalisateur français Nicolas Peduzzi filme déjà à Houston, en ciblant la jeunesse dorée à la manière d’un Bret Easton Ellis : Sex, Drug and Rock’n’roll. Il rencontre alors Nate, approvisionneur en diverses substances et son cousin Will, fils réprouvé d’une famille millionnaire. Le cinéaste est braqué pendant le tournage dans une station service par Alexandra Nicks, aka OMB Bloodbath, et son crew. Passé la phase d’intimidation, elle lui demande arme en main de réaliser l’un de ses clips. Alex est rappeuse, lesbienne, cheffe de gang. On la voit envoyer valser des billets de banque dans un bar de strip-tease. Le volubile Nate, jeune dealer, dépense 200 dollars en stupéfiants dans la journée « juste pour aller bien ». Will s’accroche à sa guitare car il est en froid avec sa famille et vit dans la rue. L’Amérique des plus fortunés côtoie à quelques rues celle des invisibles et les rejetés de la société américaine. Entre le ghetto et les résidences privées, des grands axes de bitumes séparent les quartiers comme autant de vies parallèles dont les trajectoires ne se croisent jamais. Nicolas Peduzzi songe alors à juxtaposer les parcours de Will et d’Alexandra. L’ouragan Harvey lui sert de liant fictionnel pour relier ces histoires individuelles et révéler l’atmosphère moite et électrique de la ville.

Un Houston psychédélique et underground

Ghost Song © GoGoGo Films

Dès le générique de Ghost Song, on songe à l’univers nocturne halluciné de Lost Highway (David Lynch, 1997) car les autoroutes de Houston sont parcourues à toute vitesse en voiture dans un mouvement psychédélique. Mais la musique de Trent Reznor est ici remplacée par du rap. Nicolas Peduzzi entretient d’autres affinités esthétiques avec Roberto Minervini pour sa façon de reconstituer le réel, ou encore Harmony Korine et les frères Safdie dans son intérêt pour des personnages cassés mais flamboyants. Le film évoque notamment What You Gonna Do When the World’s On Fire ? (2018), Gummo (1997), ou Mad love in New-York (2014).
Qu’on soit blanc et que l’on ait vécu dans une cage dorée ou noire et issue du quartier miséreux de Third Ward, il y a quelque chose de pourri au royaume du Texas. Houston semble vouée à l’apocalypse, gangrénée par la drogue et la violence. Derrière une image travaillée au néon et une esthétisation du réel, les protagonistes du film sont ballottés par la vie et les bourrasques de vent annoncés par les journaux météo. C’est que l’ouragan Harvey arrive et crée de la tension dans l’air. Le premier titre du film était Ghost Town. Le réalisateur affirme avoir une certaine fascination pour les villes laides et pour Houston en particulier. Il trouve dans cette ville un certain goût pour la résistance, une pulsation, une envie de vrombir. Des grands noms sont issus de la capitale du pétrole : Beyonce, Wes Anderson… La culture underground y est très marquée. C’est une ville fiévreuse, bouillonnante, frénétique qui a inspiré bon nombre de musiciens.

Stimulants de la créativité

Ghost Song © GoGoGo Films

Il est question de création musicale et d’inspiration sous psychotropes dans Ghost Song.

Houston est la ville fondatrice du screw, un style de hip-hop flottant où les beats tournent au ralenti. Les rappeurs superposent sur ces samples particuliers des phrasés saccadés aux rythmes lents rappelant l’effet du mélange codéine-prométhazine. Un breuvage intitulé lean ou purple drank est devenu en quelques décennies l’absinthe du rap. Mélange de sirop pour la toux codéiné avec des antihistaminiques et du soda violet, cette boisson ralentit la perception et provoque des hallucinations. La lean apparaît à Houston dans les années 60 comme remède médicamenteux pour pallier le manque de drogues dures. Elle s’est démocratisée dans les années 90 dans la foulée de l’instauration de sanctions très sévères contre le trafic de drogues illégales au Texas. Les clients se sont donc rabattus sur des produits légaux, moins chers, vendus dans le commerce et les pharmacies. C’est peu avant cette période que la lean se retrouve entre les mains de DJ Screw, le pionnier mythique du hip-hop à Houston. Ce musicien ralentit le rythme de ses samples pour renforcer l’effet du stimulant. L’effet de la drogue modifiant aussi la façon de rapper, le style du chant se dirige presque vers le jazz. Les paroles, même si elles ne sont pas rapides, sont tellement marmonnées (mumbled) qu’elles demeurent incompréhensibles pour les béotiens. Le screw se propage aux États-Unis dans les années 90 en même temps que la lean grâce à des chanteurs du Dirty South Rap (nouvelle scène rap du Sud des États-Unis, alternative à la battle entre la East et la West Coast), comme Future, la star du rap d’Atlanta. Aujourd’hui, la purple drank est devenue tellement populaire dans la sphère hip-hop qu’elle est entrée dans la pop culture malgré les ravages qu’elle provoque sur la santé. Un surdosage peut être fatal et les overdoses sont courantes. DJ Screw meurt d’une overdose de codéine en 2000, à seulement 29 ans. En savoir plus sur la lean dans Gymnastique, la rubrique culture d’ARTE.

Autre drogue évoquée dans le film, la ritaline, psychostimulant apparenté aux amphétamines et prescrit pour soigner le trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité (TDAH) chez l’enfant. Ces pilules fournies en abondance aux USA focalisent l’attention et rendent « plus intelligent » (elles sont d’ailleurs vendues sous le manteau en période d’examens dans le milieu étudiant). Ces traitements génèrent cependant une forte dépendance et sont très décriés par le milieu médical en France. Will et Nate, ayant ingurgité de la ritaline toute leur enfance, affirment avoir été « bousillés » par ces médicaments qui, semblerait-il, les a entraînés dans une course addictive difficile à stopper.

La musique, comme la drogue, est une échappatoire à l’existence. C’est elle qui permet à Will et Alexandra de sortir la tête hors de l’eau. Entre les sessions de rap d’OMB Bloodbath, filmées comme dans un clip et la folk arrachée de Will sur sa guitare, Nicolas Peduzzi et le compositeur musical Jimmy Whoo ajoutent de la musique extradiégétique issue d’un répertoire classique. Cette direction musicale ajoute à l’hommage rendu à Kenny Lou, rappeur tué dans une fusillade entre gangs, une dimension épique et romantique. Le Dies irae du Requiem de Verdi dégage un certain lyrisme qui rend le cadre urbain grandiloquent et mélodramatique. Mélanger opéra et hip-hop n’est pas dû au hasard. Il se joue quelque chose de la tragédie dans Ghost Song. Le choc entre culture urbaine et culture classique rappelle la dissonance stylistique du court métrage Les Indes Galantes de Clément Cogitore où le krump, une danse hip-hop très expressive et théâtrale, rencontre l’opéra‑ballet de Rameau. Le film est disponible sur la 3e Scène de l’Opéra de Paris.

La relation aux pères et les fantômes du passé

Ghost Song © GoGoGo Films

Outre la musique, le film de Nicolas Peduzzi devient également une tribune d’expression de la singularité qui permet aux deux principaux protagonistes d’expurger leur passé et d’envisager l’avenir. Ces jeunes adultes abîmés par la vie luttent contre le malheur, l’absence de ceux qui les ont quittés trop tôt, la violence et les addictions. Will est sobre depuis 3 ans, mais il essaie toujours d’échapper au fantôme de son père. « You’re not your fucking father » (Tu n’es pas ton père) lui assène Nate. Will rejoue des scènes de violence avec son père et met en scène de manière très théâtralisée le récit de sa relation filiale. Tel un Robert De Niro ou un comédien possédé de l’Actor studio, celui-ci exulte devant la caméra, éructe, crache et vocifère contre ce père dont la personnalité l’obsède. Comme Scottie devant le tableau de Carlotta dans Vertigo (Hitchcock, 1958), Will ne peut quitter les yeux perçants du portrait peint de son père. Le film prend la forme d’une catharsis et son interprétation devient un jeu, une performance d’acteur. L’une des scènes les plus marquantes du film sera la battle entre Will et son oncle David, scène d’une intensité extraordinaire où oncle et neveu règlent leurs comptes respectifs à travers l’improvisation blues. Sa participation au film ne cantonne pas l’oncle au mauvais rôle du millionnaire avide et libéral.
Quant à Omb Bloodbath, elle essaie de se raccrocher à la musique. Elle quitte le gang de Third Ward suite à l’assassinat de son ami Kenny Lou. Il avait arrêté lui aussi, faisait de la prévention éducative pour les enfants. Comment sortir du cercle de la vengeance quand son père et de nombreux amis sont décédés par balles ? Le réalisateur explique les précautions qu’il a fallu prendre pour filmer l’ex-cheffe de gang dans la rue, d’autant plus qu’Alex elle-même est une rescapée des balles. La rappeuse prend de plus en plus de précautions au niveau de sa sécurité. Elle donne rendez-vous au réalisateur au dernier moment, préfère être filmée à l’intérieur car elle n’est plus sous protection dans la rue. Ce que le film ne dit pas, c’est qu’Alex est la nièce de George Floyd, victime de violences policières à Minneapolis devenu l’icône du mouvement #blacklivesmatter. Nicolas Peduzzi a filmé Alex avant les confinements de 2020. La mort de son oncle était encore trop récente pour qu’elle accepte de se livrer sur ce sujet. Le film se concentre donc sur l’envie d’Alex de réussir et sur sa dernière relation amoureuse.

Quant à Nate, il se situe à l’opposé des deux autres protagonistes. Il aimerait rallier la norme de l’American Dream là où Alex et Will clament leur indépendance et leur rejet d’une société inégale et injuste. Ghost Song force donc le destin et croise les trajectoires de ces deux électrons libres.

Bande annonce

https://youtu.be/rcX4NCJ0J3o

Rappel

Ghost Song – Réalisation : Nicolas Peduzzi – 2021 – 1 h 16 min – Production : GoGoGo Films – Distribution : Les Alchimistes

Marina Mis

Publié le 27/04/2022 - CC BY-SA 4.0

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