De Humani Corporis Fabrica
de Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor

Sortie en salles le mercredi 11 janvier 2023.

Il y a cinq siècles, l’anatomiste André Vésale ouvrait pour la première fois le corps au regard de la science. De Humani Corporis Fabrica ouvre aujourd’hui le corps au cinéma. On y découvre que la chair humaine est un paysage inouï qui n’existe que grâce aux regards et aux attentions des autres. Les hôpitaux, lieux de soin et de souffrance, sont des laboratoires qui relient tous les corps du monde…

Photo du documentaire De Humani Corporis Fabrica.
Un médecin dans De Humani Corporis Fabrica © Films du Losange.

L’avis de la bibliothécaire

Médecine anatomique et révolution de la pensée

Au Moyen-Age, la chirurgie était une pratique jugée barbare, condamnée par l’Église. Le concile de Tours proclame en 1163 : « Ecclesia abhorret a sanguine », L’Église abhorre le sang ; et la dissection des cadavres est strictement interdite. Mais les choses bougent à la Renaissance. André Vésale brave les tabous et les interdits en déterrant à Paris des cadavres au cimetière des Innocents et en dérobant des pendus au gibet de Montfaucon pour étudier le corps humain. C’est à Padoue que le célèbre anatomiste dessine des planches anatomiques allant à l’encontre des préceptes de Galien, maître incontesté depuis la Rome antique, qui lui, travaillait à partir d’ossements et de petits cadavres d’animaux. Vésale les publie dans De corporis humani fabrica libri septem (Bâle, 1543), livre scandaleux à l’origine de l’étude moderne de l’anatomie fondée sur l’observation scientifique. Peu ou prou à la même période, Copernic publiait De revolutionibus (1541) qui modifiait également la perception de l’homme sur sa place dans l’univers.

C’est bien d’après le livre de Vésale, ou du moins sous l’aune de son célèbre titre, que les deux artistes et anthropologues français Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor ont mis en scène ce long métrage documentaire sur la médecine. Ils voulaient montrer à l’origine sept opérations anatomiques différentes dans autant de pays, à l’image de la structure en sept volumes du livre. Mais filmer à l’étranger s’avère compliqué au niveau structurel et c’est en France, au sein des établissements de l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) que les deux réalisateurs ont été accueillis pour réaliser une grande enquête anthropologique et visuelle. Sept ans d’observation et 350 heures de rushes plus tard, ils délivrent un film sur la médecine bien éloigné des fantasmes hospitaliers véhiculés par la télévision.

Alors que les médecins se sont approprié les moyens techniques du cinéma pour observer, archiver ou opérer, Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor récupèrent à leur tour les images médicales pour concevoir une forme cinématographique nouvelle. Les deux chercheurs du Sensory Ethnography Lab, laboratoire d’ethnographie et d’esthétique à Harvard, ont sélectionné trois types d’images pour le film : l’imagerie médicale, utilisée par les médecins pour opérer et « voir » à l’intérieur du corps, les caméras scialytiques placées au-dessus du bloc à des fins d’archives, d’enseignement ou judiciaires et leur propre matériel d’enregistrement. Ici une petite caméra « lipstick » conçue sur mesure pour le projet, aussi petite qu’un bâton de rouge à lèvres pour ne pas gêner la circulation des médecins.

De Corporis Humani Fabrica donne à voir une image du corps et de ses parties comme un nouveau paysage esthétique, aussi inconnu, fascinant et mystérieux que peuvent l’être les fonds marins ou les confins de la galaxie. Les abysses et le cosmos du corps humain.

Un corps social en souffrance

Les médecins constituent un corps très fermé au sein d’une institution cadrée, dont les règles sont strictes et les responsabilités immenses. Ce n’est pas pour déplaire aux sciences sociales qui auscultent depuis longtemps le monde hospitalier. Pour accompagner les images filmées à l’intérieur du corps humain, les deux chercheurs ont déambulé dans les couloirs interminables des hôpitaux pour documenter blocs opératoires, laboratoires d’analyse ou salles de garde. Les images fascinantes de chirurgie ou manipulations médicales sont accolées de conversations triviales et pragmatiques, enregistrées en temps réel. Les médecins ont tendance à banaliser leurs actes en segmentant le corps en parties et en divisant le patient en zones à traiter. Une séparation légitime pour mettre à distance la cruauté de la maladie et des traumatismes qui font l’injustice de ce monde en ce qui concerne la santé, assimilée à une grande loterie.

On le perçoit bien dans le film, les conditions d’accueil de l’hôpital déclinent, ce qui a pour conséquence une baisse de qualité de traitement des patients et de leurs proches. L’hôpital public est soumis à des objectifs de rentabilité propres au privé dont il devient la première victime. Ces éléments sont évoqués par les médecins, chirurgiens ou leurs équipes : manque de personnel, attente, colère qui enfle et patients qui souffrent et que l’on trie. La situation est d’autant plus précaire dans les hôpitaux de Paris car ils ont reçu une grande part des patients en situation traumatique après les attentats de 2015 et ont subi de plein fouet la crise sanitaire.

On découvre dans une scène-clé du film les fresques obscènes de la salle de garde, ce qui rappelle à quel point le corps médical est constitué de jalons ritualisés et symboliques. Au cours de l’internat, bizutages, humiliations, et obscénités constituent un funèbre carnaval, mal nécessaire pour affronter le futur quotidien du soignant, c’est-à-dire, le monde refoulé de la violence, du sexe et de la mort. Littéralement, l’obscène veut dire ce qui contrevient à la morale, étymologiquement, cela signifie de mauvaise augure. Il va de cette pratique de dépasser l’enveloppe corporelle d’autrui pour aller voir ce qu’on n’a pas le droit de voir.

Érotisme dans l’art et transgression

Photo du documentaire De Humani Corporis Fabrica.
La Venerina de Clemente Susini dans De Humani Corporis Fabrica © Films du Losange.

Il y a une dimension érotique dans le fait d’ouvrir le corps humain. Ainsi, cela n’apparaît pas tout à fait comme un hasard si De Humani Corporis Fabrica a dialogué avec un autre film pendant le Festival de Cannes 2022. Le documentaire a été présenté à la Quinzaine des Cinéastes la même année que Les Crimes du futur, nouvelle variation sur Éros et Thanatos de David Cronenberg. Ici le maître canadien s’intéresse à une nouvelle forme de transformation du corps après les mutations et les accidents de voiture : les pratiques chirurgicales du film, des happenings artistiques sexualisés, font de cet acte un lieu de désir et de transgression, appelé « le nouveau sexe ».

L’anatomie soulève depuis longtemps des questionnements esthétiques. La Vénus des Médecins, sculpture de cire de l’artiste Clemente Susini inspirée de la Vénus de Médicis, donne une vision lascive d’une vénus dont on peut ouvrir le corps pour observer les muscles et organes du thorax et de l’abdomen. Cette vénus anatomique a été décrite dans un livre de Georges Didi-Huberman, Ouvrir Vénus, s’interrogeant sur la différence entre le nu et la nudité, le corps idéal et le corps en tant qu’objet de désir.

Paravel et Castaing-Taylor sont eux aussi les acteurs d’un cinéma de la transgression. Au sein de leur carrière pour le Sensory Ethnography Lab, laboratoire d’ethnographie et d’esthétique à Harvard, ils ont étudié d’autres terrains de recherches humains. Somniloquie était un film expérimental sur les enregistrements nocturnes d’un compositeur qui parle dans son sommeil, pouvant évoquer le travail de David Lynch, Philippe Grandrieux ou Francis Bacon. Caniba explorait la question du cannibalisme et du fétichisme au Japon et enfin Léviathan, documentaire sur la pêche intensive au milieu des océans, dévoilait les limites de l’humain face à la nature et aux éléments marins. Leur travail de recherche questionne le seuil entre la beauté et l’horreur. Ils interrogent les tabous et les fondations de l’humain. Un cinéma de transgression qu’il n’est pas toujours facile de regarder en face.

Explorations fantastiques

Photo du documentaire De Humani Corporis Fabrica.
Échographie en 3D d’un fœtus dans De Humani Corporis Fabrica © Films du Losange.

Pour finir, ce documentaire n’est pas le premier film à montrer l’intérieur du corps comme un décor d’aventures. Richard Fleischer avait imaginé en 1966 le spectaculaire Voyage fantastique dans lequel une équipe médicale miniaturisée tentait de sauver un patient de l’intérieur. Joe Dante s’était amusé à réaliser un remake humoristique du film en 1987. Dans le truculent L’Aventure intérieure, le lieutenant Tuck Pendleton était injecté par erreur dans l’arrière-train d’un modeste employé de supermarché.

De la même manière que ces deux films fantastiques, De Humani Corporis Fabrica laisse un certain suspense à cette aventure organique : avec l’échelle de la caméra microscopique et la décontextualisation, on ne sait jamais vraiment dans quel vaisseau, tissu ou près de quel organe nous nous trouvons. Quelle est cette surface jaune ou ce liquide noir ? Le corps est filmé comme un vaste territoire à explorer mystérieux et terrifiant.

Marina Mis

Bande annonce

Rappel

De Humani Corporis Fabrica – Réalisation : Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor – 2022 – 1 h 58 min – Production : Norte Productions – Distribution : Les Films du Losange

À lire et à voir :

  • Gilles Boëtsch, Dominique Chevé, Bernard Andrieu, Corps et sciences sociales – Corps de cinéma in Corps N°9, 2011
  • Georges Didi-Huberman, Ouvrir Vénus, Gallimard, Le Temps Des Images, 1999
  • Clemente Susini, Vénus des médecins, Musée Spécola Florence, 1781
  • David Cronenberg, Les Crimes du futur, Metropolitan Filmexport, 2022
  • Richard Fleischer, Le Voyage fantastique, Twentieth Century Fox, 1967
  • Joe Dante, L’Aventure intérieure, Warner Bros, 1987

Publié le 12/01/2023 - CC BY-SA 4.0

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