Caiti Blues
de Justine Harbonnier

Sortie en salles le mercredi 19 juillet 2023.

Welcome to Madrid (Nouveau-Mexique, États-Unis). Caiti Lord s’est exilée dans cette ancienne ville-fantôme, cernée par les montagnes, loin des strass de la Big City. Elle a une voix magnifique qu’elle compte bien utiliser pour faire autre chose que vendre des cherry cocktails. Tandis que la folie s’empare des États-Unis, dans l’absurdité́ la plus inquiétante, Caiti éprouve un sentiment d’asphyxie grandissant. Alors, Caiti chante.

Photo du documentaire Caiti Blues.
Caiti Blues © Shellac.

L’avis de la bibliothécaire

De Caiti Blues, le spectateur retiendra surtout une frimousse, celle tantôt souriante, tantôt légèrement renfrognée de Caiti Lord, jeune musicienne d’une petite trentaine d’années exilée dans le désert à Madrid, non loin de Santa Fe. Avec une grande douceur, la réalisatrice canadienne Justine Harbonnier et son équipe vont capter les émotions poindre sur ce visage et nous guider dans la compréhension de ce qui fait le quotidien de cette jeune madrilène du désert.

L’Amérique rêvée des années 70

Le paysage filmé dans Caiti Blues, comme tout désert américain au cinéma, fascine par le vide qu’il contient. Le vide au cinéma est toile de projection mentale, il raconte la trajectoire psychologique des personnages. Ne serait-ce que par son décor, Caiti Blues se situe donc à un carrefour de références cinématographiques. Face au désert du Nouveau-Mexique et ses reliefs, il est facile de songer aux films de la contre-culture depuis la fin des sixties d’Easy Rider (Dennis Hopper, 1969) jusqu’à Paris, Texas (Wim Wenders, 1984) en passant par Zabriskie Point (Michelangelo Antonioni, 1970). Les traversées de paysages désertiques au cinéma ont été explorées par Jean-Baptiste Thoret et Bernard Bénoliel dans l’ouvrage Road Movie, USA (2011). Cependant le voyage à Madrid est immobile. La perception de ces paysages mythiques (des États-Unis comme de l’histoire du cinéma, donc), sont modifiés par le travail de la cheffe-opératrice Léna Mill-Reuillard et le format choisi pour le cadrage du film : le 4/3. Le 4/3 ou 1,33, format d’image historique du cinéma muet est largement employé jusqu’à son remplacement par le 1,66, le 1.85 puis le scope en 2.35 à la fin des années 50 avec l’avènement de la télévision. Ce format est à nouveau utilisé dans le cinéma américain contemporain récent, citons notamment Kelly Reichardt qui l’emploie dans son western moderne First Cow en 2020. Ainsi, le format 4/3, presque carré, laisse plus de place aux portraits qu’aux paysages et il atténue la référence aux road movies des seventies. C’est une galerie de personnages tout droits sortis du flower power et de la beat generation qui s’anime dans cette petite communauté. On peut croiser dans Caiti Blues drag-queens, rockeurs, jeunes, gros, vieux… Justine Harbonnier puise ici plutôt ses références du côté des films de John Waters, par exemple Pink Flamingos (1972) et sa fabuleuse drag queen Divine (Harris Glenn Milstead) ou encore sa comédie musicale feelgood familiale Hairspray (1988), dans laquelle une danseuse aux formes généreuses passe des castings. À la différence que Caiti Blues ne se situe pas dans la recherche de l’obscénité explosive, de l’outrage ou du trash. Le film n’est ni comique, ni foutraque, ni détraqué. L’heure n’est plus au regret des seventies mais à la désillusion face à l’époque et au cocooning. Moins surréaliste, plus intimiste, tout dans Caiti Blues semble contenu et feutré, comme si de la neige recouvrait l’existence de Caiti.

L’Amérique d’aujourd’hui, sous cloche

Photo du documentaire Caiti Blues.
Caiti Blues © Shellac.

La vie de la jeune femme se trouve comme figée dans une boule à neige. Peut-être est-ce le blues qui engonce ses gestes. « To feel blue », signifie en anglais avoir le cafard, déprimer. Cette ambiance ouatée se retrouve notamment pendant les scènes au sein du studio de radio locale où Caiti prend l’antenne régulièrement. L’Amérique de Caiti n’est pas détraquée ou explosive, elle est fatiguée, d’elle-même et de l’exubérance du monde extérieur. Il va sans dire que le film est tourné peu après l’élection de Donald Trump, en 2016. La jeunesse montrée dans le film est aussi désabusée que la petite communauté de marginaux qui compose l’entourage de Caiti. Ce désenchantement, Caiti l’exprime au micro, face à la montagne.

Enfant star à New-York (à Broadway, dès 6 ans), promise à une belle carrière de chanteuse et soutenue par sa mère dans ses projets, Caiti est passée au cours de son adolescence des shows « à voix » à des comédies musicales de prestige (Cats…). Cependant, elle décide de quitter la scène à 18 ans et de se réfugier à Madrid autour de la vingtaine. Confinée avec son chien, Caiti est de sortie pour aller travailler dans un bar, ce qui la rend extrêmement morose. Elle sort, chante au cabaret, passe quelques soirées arrosées, compose des chansons et repasse par la radio. Malgré ces activités, sa vie semble à l’arrêt comme si elle attendait un nouveau départ. Caiti a quitté New-York, trop brillante, bruyante et dangereuse. La jeune femme a été durablement marquée par l’attaque du World Trade Center.

Grâce à des archives de famille dans lesquelles on aperçoit ses jeux d’enfance, devant et avec la caméra, certains épisodes de tristesse et des instants de joie enfantine où elle exprime ses rêves de carrière artistique, le passé de l’enfant pétillante se superpose au présent de la jeune femme avec des séquences où Catie a véritablement le blues et où elle implose. Dans cet endroit reculé et avec la petite communauté qui le compose, Caiti Lord est en cours de reconstruction, en quête de son identité, elle passe des rêves à la réalité. Son intériorité se raconte par l’intermédiaire de cartons dont les textes citent les paroles de ses chansons, moyen d’expression que l’on trouve égrainé tout au long du film : Caiti avec son ukulélé, Caiti avec le groupe Dear Doctor…

Le film peut enfin faire penser aux frères Bill et Turner Ross dont la rétrospective s’est déroulée au Centre Pompidou en 2023 dans le cadre de la programmation de la Cinémathèque du documentaire. Notamment à leur façon de mettre en scène l’Amérique de la marge et des désaxés. Eux aussi approfondissent le portrait d’une « Amérique à la fois populaire, familière et tenue à l’écart des projecteurs » (Cahiers du cinéma, Romain Lefebvre, 2023). Bloody Nose, Empty Pockets (2020) mettait en scène les rencontres fugaces de trublions dans un bar, Justine Harbonnier met elle aussi en scène Caiti dans ses aventures enivrées, musicales, professionnelles ou amoureuses.

Marina Mis

Bande annonce

Rappel

Caiti Blues – Réalisation : Justine Harbonnier – 2023 – 1 h 24 min -Production : Sister Productions, Cinquième maison – Distribution : Shellac.

Publié le 19/07/2023 - CC BY-SA 4.0

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