Classified People
de Yolande Zauberman.

Sortie en salles le mercredi 20 septembre 2023.

En 1948, une loi de classification raciale est promulguée en Afrique du Sud. Robert est classé métis par une commission, alors que sa femme et ses enfants sont classés blancs et le rejettent. Avec Doris, sa femme noire avec qui il vit depuis 25 ans, ils racontent la violence de l’apartheid.

Photo du documentaire Classified People.
Classified People © Shellac.

L’avis du bibliothécaire

Janvier 1987. Robert a 91 ans et sa seconde femme 71 ans. Vétéran de la Première Guerre mondiale en Europe dans un bataillon de « couleur », Robert a été reclassé (reclassified) comme noir au moment de l’apartheid. Sa femme française et ses enfants ont été classés comme blancs et ont rejeté leur père. 

L’apartheid est la forme institutionnelle d’une pratique empirique née en Afrique du Sud. Les Européens venus s’installer dans le pays ont progressivement constitué des groupes distincts selon des critères ethniques et territoriaux : white, black, coloureds, indians. Après 1948, cette situation a été inscrite dans la loi pour justifier et maintenir un développement strictement séparé (separate development) des différentes communautés.

Dans les cinq premières minutes du film, le cadre se pose sur Roger, un jeune Blanc vivant au Cap, la grande ville de la côte méridionale du pays. Dans cette province, presque la moitié de la population est considérée métis (coloured) – comme Robert. Roger exprime calmement sa désolation et l’horreur indicible qu’il éprouve pour la violence née de l’apartheid dans son pays, « le plus beau pays du monde ». 

Son témoignage s’inscrit progressivement sur un long et judicieux travelling. Les images qui défilent de la fenêtre du bus projettent pour le spectateur la saisissante réalité de la ségrégation territoriale inscrite par l’apartheid dans le paysage urbain. Le voyage part du township, cette périphérie réservée aux non-blancs pendant l’apartheid. Roger mesure par son déplacement la distance physique et symbolique qui sépare le township de sa maison blanche plus au centre de la ville. Sa parole posée contraste avec la violence de son propos, une violence dont le paysage est le miroir. Roger compare de manière saisissante l’odeur des corps brûlés pendant le lynchage dont il a été témoin dans le township, avec le parfum appétissant du poulet grillé, qui l’attend autour d’une bonne table. Cette traversée des frontières est une récurrence dans la représentation de l’apartheid au cinéma depuis Come Back, Africa de Lionel Rogosin (1959) jusqu’à Mapantsula d’Oliver Schmitz (1987).

Polarisation extrême

Cette magistrale entrée en matière plante le décor en installant le film dans une expérience affective et située du point de vue du fils, d’un héritier blanc. Ce faisant, le film s’adresse directement aux occidentaux à un moment où le pays est de plus en plus isolé sur la scène internationale. L’Afrique du Sud fait l’objet depuis les années 60 de campagnes persistantes de protestation et de boycott, qui vont croissantes dans les années 80 contre son régime d’apartheid.

Poser ainsi deux réalités irréconciliables est aussi une manière d’aborder la question cruciale de la transmission de cette expérience. Comment faire comprendre la violence subie par les uns à ceux qui les oppressent ? Comment la faire connaître au monde ?

La situation de cette famille est absurde, « sans queue ni tête » dit Robert. Elle serait presque grotesque si elle n’était pas emblématique d’une société juridiquement aberrante. Ce dilemme imposé aux enfants est profondément injuste et immoral. Impossible et répugnant de choisir entre sa mère et son père. Néanmoins chacun peut comprendre les avantages pour sa femme et ses enfants, d’être classé comme Blanc dans ce contexte de ségrégation.

L’idéologie du separate development produit l’horizontalité urbaine et son étalement dont les townships sont les signes les plus manifestes. Classified People montre aussi que le régime d’apartheid rejoint les velléités verticales des régimes les plus totalitaires. Cette volonté de contrôler chaque individu jusqu’en son for intérieur, l’apartheid le partage avec les autres expériences totalitaires du siècle dernier. Sa singularité est de vouloir par tous les moyens entretenir « la guerre entre les races » nous explique Roger ; d’interdire toute mixité raciale, renchérit Doris, la seconde femme de Robert. 

Amour clandestin

Photo du documentaire Classified People.
Classified People © Shellac.

Les images du film ont été tournées sans autorisation en quelques jours seulement : « On était clandestins, on n’avait pas le droit de filmer, je ne voulais pas que ça se voit à l’écran. On a tourné en 16mm, on ne pouvait rien contrôler, l’un des objectifs était cassé, le flou s’est glissé dans le film. Le flou comme opposé à la précision maniaque de l’apartheid ».

Yolande Zauberman doit composer pour son premier film avec des images disparates. Cet handicap, elle le renverse pour condenser son propos comme dans la séquence d’ouverture. Les séquences de rue saisissent la réalité avec une acuité particulière. Leur caractère fugitif nous touche, au-delà de leur fonction de plans de coupe. Ainsi, les visages fugaces qui regardent la caméra, aperçus d’une fenêtre de voiture (les déplacements des natives sont strictement contrôlés). Ailleurs, des yeux cachés derrière une vitre cassée (les townships sont maintenus sous couvre-feu par la police). Le travelling sur les riches maisons blanches des suburbs. Ou encore l’ambiance nocturne du cœur moderne de la ville, étrangement moite, sont autant de moments suspendus qui surprennent le réel.

La vie surgit en son synchronisé dans l’intimité familiale avec toute sa force et sa spontanéité. Comme le détaille la cinéaste, Classified People est avant tout une histoire où l’amour désarme l’apartheid : « En déjouant toutes les lois, toutes les conventions, Robert et Doris déjouent aussi celles de l’amour. Ils sont vieux, mais ils résistent comme les émeutiers, à leur manière. Ils ont créé devant mes yeux et ceux du spectateur, une force extraordinaire : la résistance par l’intime. Robert et Doris incarnaient un désir plus grand que la peur, plus grand que la haine. Il y avait l’apartheid, c’est dans son contraire, l’amour fou entre un homme et une femme, que j’ai trouvé la plus parfaite expression de son absurdité ».

Avec le recul,Yolande Zauberman résume d’un trait : « Dans Classified People, les gens que j’ai filmés m’ont appris que le lieu de la politique, c’était l’intime ». 

Les plaintes du fils comme les rires et les commentaires caustiques de Doris, la seconde femme de Robert, nous rappellent toute la complexité des rapports humains. Car Robert et surtout Doris ne sont pas dupes de la visite dominicale des deux fils, repentis sur le tard. Ils prennent leur revanche grâce à la caméra.

Pour faire ricocher ailleurs l’absurdité de l’apartheid, Yolande Zauberman prend soin de faire entendre des voix dissonantes. Celle du blanc raciste qui nous raconte le test du stylo ; celle du journaliste qui nous explique pourquoi il a finalement abandonné son projet d’être reclassé comme blanc. Car l’apartheid cherche à parfaire son système racialisé de classement social. Les individus peuvent ainsi, parfois à leur demande, changer de groupe et accéder aux privilèges des Blancs, ou au contraire être autoritairement « déclassés » par des commissions spécialisées.

Doris incarne finalement l’espoir et l’optimisme. Sa parole libre est extraordinaire. Elle imagine déjà la fin de l’apartheid par asphyxie économique. Tout en admettant que les Noirs ne veulent plus des Blancs. Aujourd’hui, les premiers représentent plus de 80% de la population contre moins de 9% pour les seconds. L’Afrique du Sud n’a décidément pas renoncé aux statistiques ethniques. Mais en avons-nous vraiment fini avec les dystopies racistes et totalitaires ? Pour Yolande Zauberman, son film est « un miroir des haines dont nous avons héritées, des politiques qu’on a acceptées, de l’histoire qu’on porte encore ». Nous pourrions ajouter d’un passé qu’il faut regarder dans les yeux, pour que plus jamais il ne resurgisse.

Julien Farenc

Bande annonce

Rappel

Classified People – Réalisation : Yolande Zauberman – 1987 – 53 min -Production : Obsession, INA – Distribution : Shellac Films.

Publié le 20/09/2023 - CC BY-SA 4.0

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