État limite
de Nicolas Peduzzi

Sortie en salles le 1er mai 2024.

Comment bien soigner dans une institution malade ? Dans un hôpital de la région parisienne, le Dr Abdel-Kader, psychiatre de liaison, navigue des urgences au service de réanimation, de patients atteints de troubles mentaux à ceux qu’une maladie chronique retient alités. En dépit des impératifs de rendement et du manque de moyens, il s’efforce d’apaiser leurs maux.

Photo du documentaire État limite.
État limite © GoGoGo Films.

L’avis de la bibliothécaire

Après l’impressionnant Ghost Song où il filmait de jeunes âmes errantes dans les nuits de Houston, Nicolas Peduzzi traverse l’océan Atlantique et passe de la street américaine à l’hôpital public de région parisienne. Il filme là le docteur Abdel-Kader, le seul et unique médecin psychiatre de l’hôpital Beaujon de Clichy (92). Reste à savoir si l’état limite du titre est celui des patients, des médecins ou de l’hôpital.

États limites : définitions

Si l’état limite en psychiatrie désigne un trouble de la personnalité « se manifestant par des relations de dépendance intense, une grande vulnérabilité dépressive et une vie affective plutôt pauvre, sans empêcher toutefois l’adaptation sociale » (Larousse), dans le monde du bâtiment, l’expression désigne « l’état pour lequel une condition requise pour une construction est strictement satisfaite et cesserait de l’être en cas de modification défavorable d’une action extérieure. » (Larousse) Ainsi, passé le seuil de cet état limite, la sécurité et l’intégrité du bâtiment n’est plus assurée. Les urgences psychiatriques filmées par Peduzzi forment un sas de décompression pour les patients entre plusieurs états, la rage et le calme, l’envie de mourir et la vie et parfois, malheureusement, l’inverse. Mais l’hôpital public actuel semble lui aussi au bord de l’implosion, à l’image des patients qu’il accueille.

Les urgences psychiatriques et le service de réanimation pour les patients souffrant de maladies chroniques ou mentales d’État limite sauvent des patients de situations très impérieuses. Ce sont des espaces de transition et de protection des patients contre la maladie, le monde extérieur et parfois contre eux-mêmes. Mais ces unités sont bouleversées par des capacités d’accueil limitées et des cadences infernales de travail qui ne permettent plus d’assurer des soins qualitatifs pour tous. Au-delà même de l’hôpital, qui devient dans ce film une métonymie de la France, c’est-à-dire une partie symbolisant le tout, le film démontre que l’État français devient de moins en moins providentiel et n’assurera bientôt plus la sécurité de tous. Dans cette dernière acception, c’est l’État français qui limite son action.

Hôpital français ou prison américaine ?

Nicolas Peduzzi réinvente le documentaire sur l’hôpital. Son film s’ouvre sur un long travelling : un soignant, aux muscles et tatouages dessinés, progresse au rythme d’une musique classique virant progressivement vers un son lourd de type krump/dark hip-hop. Ce jeune homme croise des patients attachés sur des brancards, des personnes en situation de crise au milieu du couloir, ainsi que de nombreux policiers. Cette scène d’ouverture fait office de transition entre le monde américain filmé précédemment par Peduzzi et la France. État limite commence comme une série US à la Prison Break (Paul Scheuring) ou Orange is the New Black (Jenji Kohan), son style rappelle les films sur les prisons ou les banlieues chaudes. Certaines scènes sont envahies par de la musique techno et des photographies en noir et blanc de la mère du réalisateur ajoutent à cette esthétique américaine. L’hôpital ressemble à une zone de non-droit rappelant justement les prisons. Un espace de protection et d’enfermement dont il faudrait vite déguerpir. Un espace qui assure la sécurité de tous et concentre tous les malheurs, tous les dangers.

Photo du documentaire État limite.
État limite © GoGoGo Films.

Une jeunesse désabusée au ban de la société

Dans Ghost Song, Peduzzi filmait une rappeuse hip-hop en pleine guerre des gangs ainsi que Nate et Will, jeunes toxicomanes en virées éthyliques le long des highways texanes. Encore une fois, Peduzzi se penche sur les trajectoires de personnes au bord de l’abîme. Ces patients en état-limite, ayant parfois frôlé la mort, souvent lourdement immobilisés, nous apparaissent dans des conditions bien fragiles. Aussi, le cinéaste persiste à présenter une lecture à la fois individuelle et collective, psychologique et sociale et donc à tendre vers une portée politique. Si les drogues et le crime organisé bousillaient la jeunesse américaine dans Ghost Song, qu’en est-il des rêves de la jeunesse française, notamment issue des périphéries ou même d’autres contrées ? Qu’en est-il des espoirs des drogués et des fous laissés aux portes de la ville ?

Les citadins français sont moins victimes d’échanges de tirs ou de querelles de clans que nos voisins outre-Atlantique, mais la vie en ville produit de nombreux risques psychiques. Certains des jeunes soignés dans cette unité semblent lutter quotidiennement contre la mort et ne pas trouver de raisons de vivre. Comme le rappelle le docteur Jamal Abdel-Kader, si le fou du village se trouve dans un contexte social de confiance, il peut être pris en charge par la communauté mais dans les grandes mégapoles, le fou est un inadapté social qu’il faut enfermer ou expulser. Ces propos durs sur les conditions de vie urbaine résonnent très fort à l’approche des Jeux Olympiques 2024 où les politiques et administrations françaises et principalement parisiennes, dépassées de tous bords par la misère sociale, souhaitent dissimuler aux regards des nantis et des touristes les gens qui en souffrent.

Photo du documentaire État limite.
État limite © GoGoGo Films.

La déshumanisation de l’hôpital

Les agents de l’APHP Beaujon sont débordés par le nombre d’arrivées et de patients à soigner sur de longues durées. Le manque de moyens global creuse davantage les caisses des unités psychiatriques, dont les actes ne sont pas aussi facilement quantifiables que dans d’autres unités de soin. Au vu du fonctionnement de l’hôpital public moderne (diminution des lits et des temps de séjour) et de ses méthodes de financements (tarification à l’acte), la psychiatrie est elle aussi inadaptée, à l’image de ses patients. Reste à déterminer la valeur de la vie. Comment l’État pourrait quantifier le coût économique d’une tentative de suicide ? On voit bien dans État limite que les médecins manquent et donc, que le temps manque aux médecins.

Alors comment faire dans un tel contexte de médecine libérale pour pratiquer la médecine de manière humaine ? Lâcher le public ? Aller dans le privé ? Le soin dans une unité psychiatrique implique de la confiance et du temps, ce que le film tend à démontrer habilement par son montage de scènes du quotidien (tournée des médecins, ateliers théâtres…).  Il faut rencontrer les proches, comprendre les situations, étudier les dossiers. Peduzzi filme le docteur s’efforçant de prendre le temps de nouer des relations au sein de l’hôpital avec ses patients et également ses collègues et équipes à sa charge.

Au fur et à mesure du film, les cernes de Jamal Abdel-Kader s’assombrissent et le personnage devient de plus en plus voûté. Comme s’il était écrasé par la tâche sisyphéenne qui lui incombe. Respecté et apparemment apprécié de ses patients qui lui sourient à chaque rencontre, malgré les situations d’une violence insoutenable et d’une complexité impressionnante, le médecin ne compte pas ses heures et en vient à craindre pour sa propre santé.

Photo du documentaire État limite.
État limite © GoGoGo Films.

Ouvertures

Sur le sujet de l’hôpital à bout de souffle, le visionnage de ce film peut s’associer à de nombreux documentaires sur l’hôpital moderne. De la version ultralibérale à la chinoise filmée dans H6 (Ye Ye), où les patients doivent choisir entre une vie criblée de dette et la mort, au Notre corps (Claire Simon) où les femmes souffrent d’être parfois soignées à la chaîne ou encore au De humani corporis fabrica (Verena Paravel, Lucien Castaing-Taylor) qui relie les maux des patients aux maux du corps hospitalier, rongé par un cancer intérieur. Cette question de fonds subsiste dans tous ces films : comment soigner encore quand l’hôpital est malade ?

Sur la dimension psychiatrique, l’approche de Peduzzi reste néanmoins différente du cinéma direct d’un Depardon dans Urgences puisque Peduzzi ne filme pas tant l’arrivée des patients aux urgences que les phases de soin dans la durée au réveil des patients en réanimation. Il s’intéresse également moins à la vie intérieure des patients et à la rencontre avec l’autre qu’un Nicolas Philibert (La Moindre des choses, Sur l’Adamant, Averroès & Rosa Parks, La Machine à écrire et autres sources de tracas…). Peduzzi s’intéresse surtout à son personnage principal de médecin. Le docteur Abdel-Kader aurait pu être boxeur, ou rappeur, il le filme comme un héros moderne portant le cri et la colère de toute une communauté. Finalement, Peduzzi a trouvé une nouvelle figure dans sa galerie de personnages addicts en souffrance : celui du bourreau de travail et de l’idéaliste qui ne compte plus ses heures et y perd sa santé, un personnage dont l’état est effectivement limite.

Marina Mis

Bande annonce

Rappel

État limite – Réalisation : Nicolas Peduzzi – 1 h 42 min – 2023 – Production : GoGoGo Films – Distribution : Les Alchimistes.

Publié le 30/04/2024 - CC BY-SA 4.0

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