Appartient au dossier : Fréquentation de la Bpi

Cinq « portraits robots » d’usagers

Retour sur les entretiens qualitatifs effectués dans le cadre de l’enquête sur les réouvertures de la Bpi en 2020

En 2020, suite aux périodes de fermetures exceptionnelles pendant les confinements (du 14 mars au 5 juillet et du 30 octobre au 3 décembre), la Bpi a par deux fois rouvert ses portes : le 6 juillet, puis le 4 décembre. À ces occasions, le Service Etudes et Recherche a lancé une démarche d’observation des publics, notamment à travers une trentaine d’entretiens qualitatifs courts.

Ces entretiens ont permis d’esquisser cinq « portraits robots » d’usager·ère·s, ayant chacun·e une relation particulière à la bibliothèque :

Pour la plupart, ces profils sont bien connus. Cependant, le contexte particulier de l’année 2020 permettait d’envisager l’identification d’un impact de la crise sanitaire sur les publics et leurs pratiques de la bibliothèque. Finalement, une forte stabilité des rapports à la bibliothèque semble globalement ressortir.

Le recours à des « portraits-robots » aux caractéristiques appuyées permet également d’éclairer une forme de plasticité de l’institution face à des besoins contraires, qui est le corollaire de la co-existance d’une diversité de publics. Par exemple, tandis que certain.es cherchent à se « déconnecter » en allant à la Bpi (les autodidactes), d’autres, au contraire, viennent se « reconnecter » (usagers d’internet). Ainsi, dans un contexte général d’abondance de l’information et d’un capitalisme attentionnel, la bibliothèque semble gagner une fonction de régulation des flux informationnels, en plus de sa mission traditionnelle de mise à disposition d’informations « validées ».

Ces « portraits-robots » ont vocation à être mis en regard avec les résultats de l’enquête barométrique réalisée en novembre 2021.


Les « étudiant·e·s nomades »

Utilitarisme et « épreuves extérieures »

Les étudiant·e·s sont traditionnellement le premier public de la bibliothèque (66 % en 2018).Lors des réouvertures post confinements, ce public s’est particulièrement mobilisé, selon des modalités révélatrices de leur rapport particulier à la bibliothèque.

On note, premièrement, une sorte d’utilitarisme dans la pratique de la bibliothèque. Celle-ci est souvent motivée par l’idée d’un environnement extérieur compétitif, d’une « course aux places » jalonnée d’épreuves (concours de la magistrature, examen d’écoles d’avocats…) :

« La compétition est rude. »

ét. en droit, 1ère visite à la Bpi, juill. 2020)

Parfois, ces discours étudiants semblent aller jusqu’à inscrire l’usage de la bibliothèque dans le registre d’une performance quasi sportive, intense et longue :

« On est en prépa et on a envie de travailler pendant les vacances pour ne pas trop perdre la main. »

ét. en chimie, 21 ans, juill. 2020

« – Et vous allez pouvoir travailler au calme.
-Au calme tous les jours, je vais réserver et je serai là tous les jours […] il faut que je bosse tout juillet, tout août au maximum […] J’espère passer 8 h par jour quand je ne travaille pas. »

ét. en médecine, vient à la Bpi pour rédiger sa thèse, juill. 2020

Pratiques de réseaux

Dans cet environnement malthusien où la compétition académique semble être perçue comme le prélude du marché de l’emploi, les étudiants investissent les pratiques collectives. Le réseau de sociabilités semble être un important vecteur de fréquentation de la bibliothèque. Ici, deux niveaux semblent opérer :

  • celui des relations interpersonnelles (par exemple : venir à la Bpi parce qu’une connaissance nous l’a recommandée, venir avec un·e ami·e… ) ;
  • celui de l’appartenance à un groupe, plus diffus (réseau des ami·e·s d’ami·e·s, des camarades de cursus…). Par exemple, lorsqu’on lui demande s’il vient seul, un étudiant en droit, venu préparer un concours, nous répond :

« Je crois que ça vient en masse. J’ai des amis qui me rejoignent après. […]Si tout le monde se motive, on devrait être une bonne dizaine. Parce qu’il y en a qui sont quand même en vacances. »

De plus, chez les étudiants, la notion de « réseau » semble s’appliquer à « qui » fréquente, mais aussi à l’objet de ladite fréquentation. En effet, la plupart des interviewé·e·s s’avèrent être des multi-fréquentant·e·s, qui naviguent entre plusieurs établissements. Face à l’offre limitée de bibliothèques en contexte pandémique, ce public a développé une veille informationnelle ainsi qu’une large expertise d’usage portant sur les conditions d’accès ou des points plus précis tel que le risque de saturation.

« La BnF, c’est plus compliqué […] Apparemment, elle est saturée pour ceux qui n’ont pas réservé pour la semaine prochaine […] [à la Bpi] les modalités de réservation sont plus flex.»

ét. en droit, vient à la Bpi pour préparer l’Ecole Nationale de la Magistrature, juil. 2020

La collection « en option », un besoin relatif de places de travail

Reste à savoir ce que le public étudiant vient chercher à la bibliothèque. En effet, pour celui-ci, la présence des collections est présentée comme relativement optionnelle. Dans leurs discours, les étudiant·e·s affirment majoritairement être autonomes quant à leurs « outils » de savoirs (ressources documentaires, références…). La présence de la collection est souvent présentée comme une « sécurité », en cas de besoin documentaire imprévu, ou encore comme décor, source d’inspiration.

Lorsqu’on envisage l’offre de places de travail assises comme principale motivation de la fréquentation étudiante, on constate une relativité du besoin, selon les profils interrogés. C’est, pour certain·e·s, un besoin crucial pour pouvoir travailler :

« -Chez nous, ce n’est pas très facile, enfin, en tout cas chez moi ce n’est pas trop facile et du coup, ici, on est dans le calme, c’est bien. Il y a des livres, donc c’est bien […]
-Chez moi, c’était impossible de travailler […]
-Pourquoi, pas assez de place, trop de bruit ?
– Oui, c’était le bazar.
– Et là, on se motive à travailler. »

ét. en chimie, 20 et 21 ans, juill. 2020

Pour d’autre, le travail en bibliothèque permet de joindre l’utile à l’agréable :

« Ce n’est pas que j’en ai besoin [d’espace de travail], c’est que c’est beaucoup plus agréable de travailler en dehors et ça permet de voir du monde. »

ét. en droit, vient à la Bpi pour préparer l’Ecole Nationale de la Magistrature, juill. 2020

L’attention par la coprésence des corps à l’étude

Si le besoin de place de travail varie, probablement selon l’origine sociale, un point commun nous a semblé unifier ce public. Quel que soit leur profil, les étudiant·e·s interrogés nous évoquent souvent leur pratique de la bibliothèque comme un moyen de préserver un capital d’attention, notamment face à de nombreuses tentations, prédations et autres notifications numériques.

De ce point de vue, la bibliothèque est utilisée comme un dispositif d’apprentissage particulier, basé sur l’effet de motivation créé par la coprésence d’autres corps au travail. Ainsi, lorsqu’on demande à un étudiant en 2e année pourquoi il pense être plus productif quand il est à la bibliothèque, celui-ci nous répond :

« Je pense que c’est le calme, que c’est le fait de voir tout le monde travailler autour de soi. Ça fait une sorte de pression sociale et ça nous incite à ne pas trop utiliser notre téléphone, à ne pas regarder un film, à ne pas aller sur les réseaux sociaux, à vraiment rester plus concentré. Déjà, on vient ici pour travailler. Ce serait bête d’avoir fait tout ce chemin pour ensuite rester sur son téléphone toute la matinée. »


Les télétravailleur·euse·s

La part des personnes interrogées indiquant venir à la bibliothèque dans le cadre d’activités de télétravail était nettement moins importante que celle des étudiants. Cependant, dans son rapport à la bibliothèque, ce public semble converger avec les étudiants sur plusieurs points :

  • le rapport aux collections semble relativement élastique. Comme pour les étudiant·e·s, la présence des ressources documentaires semble être principalement perçue comme « une option » ou comme un plus par rapport à d’autres lieu de travail (chez soi, coworking…).
  • Les télétravailleur·euse·s apparaissent comme autonomes, propriétaires des moyens de leur productivité (le plus souvent, un ordinateur portable). La bibliothèque est un dispositif leur permettant de mieux utiliser ces moyens de production, notamment par l’environnement sensible qu’elle offre (sons, odeur, luminosité, postures induites par les assises, décor offert par les collections et la coprésence d’autres personnes au travail…).

« Ce qui m’intéresse c’est vraiment être dans les lieux, avec des gens, ce bruit de bibliothèque et de pouvoir fouiller dans les rayons, m’y asseoir, lire, parfois prendre un café, prendre possession du lieu. »

Ho. actif, 34 ans, vient télétravailler à la Bpi, juill. 2020

Par certains aspects, la bibliothèque semble faire fonction d’ersatz à un lieu de travail « comme avant », assurant une importante fonction de socialisation et offrant une séparation nette entre le « privé » et le « professionnel ».

« […] je travaille plutôt de chez moi, et de temps en temps avoir cet environnement avec du monde, de sortir de chez moi, c’est important pour moi. »

Graphiste indépendant, 35 ans, vient télétravailler à la Bpi, juill. 2020

« J’aime peu travailler chez moi. Alors on n’a pas été très gâté dernièrement mais le télétravail c’est pas trop pour moi. En tous cas, dans mon domicile, j’aime bien que ça reste un endroit neutre, privé, j’aime bien bosser dans des lieux extérieurs et les bibliothèques en font partie. »

Ho. actif, 34 ans, vient télétravailler à la Bpi, juill. 2020

Bien qu’elle ne soit pas une télétravailleuse, une usagère retraitée avec un usage intensif de la bibliothèque nous confie, lors d’un entretien, qu’elle est « très nostalgique du travail », c’est-à-dire du temps de son activité professionnelle. La nostalgie de certaines formes de travail n’expliquerait-elle pas, en partie, l’usage des bibliothèques par les télétravailleur·euse·s ?


Les autodidactes par nécessité

L’autodidacte est, pour les bibliothèques, une sorte de figure emblématique, un fantôme de l’opéra. L’école obligatoire et la massification de l’accès à l’enseignement supérieur ont probablement fait baisser la population des « autodidactes purs », qui se seraient principalement façonnés par leur volonté individuelle d’auto-apprentissage.

Cependant, le développement des trajectoires professionnelles non rectilignes, ainsi que l’importance accrue des enjeux de formation continue et d’actualisation des compétences, favorisent l’apparition de moments d’autodidaxie, dans les parcours individuels.

Motivés comme pour les étudiants par un contexte « d’épreuves extérieures », ces usagers, autodidactes par nécessité, semblent davantage dépendre des ressources et services proposés par la bibliothèque (zone individuelle de travail, ressource d’autoformation…). Pour ce profil de public, la bibliothèque semble notamment permettre une séparation avec le milieu social habituel. Ainsi, sur le plan de la distance aux autres, ces autodidactes semblent souhaiter l’inverse des publics étudiants ou télétravailleurs, qui sont eux motivés par la coprésence d’autres corps à l’étude. Au-delà de l’aide à l’orientation, la bibliothèque semble faire office, pour ce profil de public autodidacte, d’espace de construction de soi.

«Je reprends les études. Je travaillais juste avant le confinement et puis on va dire que ça m’a servi de réflexion entre guillemets et je pars sur un master. En fait, j’ai une licence et je me suis dit que vu que je n’ai plus mon CDI, autant reprendre les études. […]

C’est le temps de réflexion que ça m’a donné de faire le point avec moi-même et de me dire que le salaire ne me satisfait pas. J’ai fait une licence, je vous le dis honnêtement, je suis à 1 400 € par mois pour avoir fait un bac+3. Je trouve que les salaires sont bas pour avoir fait des études. Donc, ça m’a permis de faire le point avec ça et me dire que finalement, j’ai encore le temps, autant recommencer et reprendre. […]

Personnellement à la maison y’a du bruit, y’a les enfants, y’a tout. Quand je suis à la Bpi, je suis vraiment au calme, je suis tout seul, personne ne m’embête, ça m’arrange de venir ici, je suis vraiment dans mon petit cocon tout seul, je peux étudier, je peux faire mes recherches, je peux faire ce que je veux »
(Ho. actif, 35 ans, vient à la Bpi pour préparer une reprise de formation, juill. 2020)


Les chercheur·euse·s de documents

De façon peut-être contre-intuitive, les personnes venues chercher des documents à la bibliothèque sont la catégorie de public la moins rencontrée lors des entretiens. Ceux que nous avons pu interroger nous ont évoqué une bonne connaissance des lieux, des durées de séjours moyennes (moindre que celles des étudiant·e·s ou des télétravalleur·euse·s), ainsi qu’une aisance d’accès aux collections (libre accès, connaissance du système de classement).

« – […] vous aurez besoin de demander un peu conseil aux bibliothécaires ?
– Non, pas spécialement, parce que je connais un petit peu la maison.[…]
– Oui, je viens régulièrement. Ce que j’apprécie, c’est que c’est en accès libre, ça permet d’aller assez vite et de voir beaucoup d’ouvrages. »

(Ho, journaliste, 58 ans, vient se documenter à la Bpi pour la rédaction d’un article, juill. 2020)


Les usager·ère·s des postes informatiques

Également minoritaires par rapport aux étudiant·e·s, les usagers des postes informatiques (hors espace autoformation) sont néanmoins un public relativement visible, notamment en raison de leur concentration dans des zones dédiées. Souvent sous-équipés en matériel informatique, ces usager·ère·s semblent exposés à la « fracture numérique ».

« – Et pourquoi ça vous a manqué, la BPI ?
– […] Parce que je ne pouvais plus faire internet nulle part. […] je me rends compte qu’il faut avoir internet chez soi. »

Fe., retraitée, vient à la Bpi depuis 1977, juill. 2020

L’accès au service est d’ailleurs parfois incité par un tiers (assistant·e social·e, association…).

« Comme je suis réfugié en France, j’ai quitté la Mauritanie pour venir ici. En attendant le recours, je viens ici parfois faire des recherches, et pouvoir ouvrir et consulter mon email […] j’avais une assistante sociale qui m’a dit de venir ici […] »

Ho., réfugié, 36 ans, juill. 2020

Contrairement aux étudiant·e·s pour qui la fréquentation de la bibliothèque semble être une mesure protectionniste par rapport aux flux incessants d’informations et de notifications numériques, plusieurs de ces usager·ère·s nous indiquent utiliser la bibliothèque comme un moyen de rester connecté au monde, notamment en temps de crise sanitaire :

« […] ce n’est pas que les infos, j’ai aussi une adresse mail et je ne pouvais pas avoir accès à mes mails puisque je n’ai pas d’ordi à la maison, donc, ça m’a vraiment manqué à ce niveau-là. Parce que les bibliothèques de Paris étaient fermées également, donc celui qui n’a pas d’ordi chez soi était coupé du monde. Et moi, j’ai dépensé beaucoup d’argent dans les cybercafés qui étaient ouverts. […] Et je viens ici pour regarder les infos en vidéo, lire mon courrier sur l’ordi et d’ordinaire, évidemment, là, il n’y a pas, mais pour lire la presse.»
(Fe., retraitée, vient régulièrement à la Bpi, juill. 2020)

Publié le 13/09/2021 - CC BY-SA 4.0

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