Formée en école d’arts, Daniela De Felice ne cesse de travailler la matière. Son approche, palpable dans ses films et dans sa démarche de création s’exprime pleinement dans le film Mille fois recommencer tourné en Italie, dans une région qu’elle connait bien.
Pourquoi avoir choisi de tourner les premiers plans de Mille fois recommencer dans les carrières de pierre, était-ce une façon de faire ressentir la matière d’emblée au public puisqu’elle est impalpable au cinéma ?
Je viens des arts graphiques et je voulais montrer que la sculpture est quelque chose de très physique, qui engage le corps comme la question du cinéma puisqu’il faut porter la caméra, la perche, marcher et parfois courir. La question de la matière est assez compliquée à donner à voir dans l’image filmée. Il s’agit souvent de la matière polie. Or, je voulais raconter autre chose, parler de la poussière et dire que cette matière est d’abord un bloc, lourd et difficile à travailler. C’est pour cela que j’ouvre le film avec les plans dans la carrière et avec le professeur qui montre des images d’archives de travailleurs. J’avais envie de dire qu’une œuvre, quand elle est finie, ne doit pas faire ressentir tout le labeur et la sueur qui ont été pourtant nécessaires à sa fabrication, mais que le film devait raconter ça. C’est comme une danseuse qui virevolte avec beaucoup de légèreté, tout en s’étant entraînée pendant des heures pour y arriver. La matière que l’on travaille depuis des siècles est à la fois belle et indomptable.
On sent dans votre film l’importance du geste et de sa restitution à l’écran. Comment la caméra parvient-elle à se faire oublier pour ne pas filmer une représentation du geste, mais une certaine vérité ?
J’ai l’impression que cela passe par beaucoup d’heures de tournage et par le fait que nous avons longuement échangé en amont avec les personnages. Ils n’oublient pas la caméra, mais la proximité leur permet d’être complice du film, d’adhérer activement à sa narration. Ils se prêtent au jeu en quelque sorte, comme un modèle pose pour les dessinateurs, et offre au regard une authenticité (celle d’un corps) tout en étant dans un acte volontaire de représentation. Pour ce qui concerne le geste, nous ne voulions pas être dans la recette, le tuto. Le montage et la réalisation ont permis que le geste – et non l’œuvre – soit au centre du film. Il a fallu passer du temps à regarder le geste, à ne pas le considérer comme un passage et ne pas le tronquer, afin qu’il devienne central dans l’image. Je voulais faire vivre le plaisir de traîner dans un atelier, d’être hypnotisé par le travail manuel et la sensualité de la matière. Cela ne pouvait passer que par du plan-séquence en excluant de la narration, l’œuvre finie comme aboutissement. C’est un peu intellectuel, mais c’est vraiment une question à la fois de filmage et de montage.
Dans cette école, le lien entre la technique et l’art est omniprésent, les étapes de fabrication sont pourtant souvent occultées dans l’art.
Oui et ce film est aussi une sorte d’autoportrait de cinéaste, où la pointe de l’iceberg est le film fini et la partie immergée contient toutes les étapes de fabrication, à la fois fatigantes et enthousiasmantes. On travaille pour l’aboutissement de quelque chose et c’est important, mais s’il n’y a pas de jouissance dans le « faire », l’artiste ne peut pas s’affirmer car il y a trop de souffrances. J’avais envie de montrer ces étapes de recherche, de doute, mais aussi ce choix d’être dans un atelier, un peu au froid, dans la poussière parce que c’est ce que nous aimons. À cette époque, nos filles étaient en train de choisir leur orientation professionnelle et certains leur disaient qu’un vrai boulot, c’est d’être avocat ou médecin. Ce film était aussi une façon d’aborder la question du travail de l’artiste et toute l’imposture que la société peut renvoyer à ce sujet. Quand on est étudiant, l’important c’est la jouissance de l’exercice du travail plutôt que l’aboutissement même de l’œuvre. Apprendre une technique n’est pas seulement le fait de déployer un savoir, c’est une question d’autonomie de création. C’est avoir une boîte à outils qui permet d’aller plus loin, d‘apprendre à être plus précis et avoir le plus de dextérité possible pour arriver là où on veut arriver.
Il est question de création et d’apprentissage, mais c’est aussi la question de la transmission qui traverse votre film.
Quand j’ai écrit le film, je me suis dit que c’était aussi un film sur le temps, à plusieurs échelles. II y a le temps géologique, celui de la matière millénaire qui ouvre et ferme le film et le temps de l’année scolaire, avec des exercices en début d’année et des examens à la fin. Une autre temporalité a également surgi au moment du tournage, parce qu’en faisant ce film j’avais envie de raconter ce que j’ai moi-même vécu dans mon école très académique, d’être dans une sorte d’autoportrait. Mais face à ces jeunes, je ne suis plus la jeune fille de 20 ans qui apprend. Aujourd’hui j’enseigne et j’ai plutôtl’âge des profs que celui des étudiants. Et cette question de la transmission de génération en génération était ce qui reliait la temporalité de l’année scolaire à la temporalité plus longue de la géologie. Au fur et à mesure qu’on avance dans son métier, on vieillit et en vieillissant on transmet à des plus jeunes, il y a là une sorte de cycle. J’aime bien que ce soit une transmission d’énergie plutôt qu’une transmission de savoir. J’ai l’impression qu’en enseignant le montage et la réalisation, j’essaie de raconter dans quel état d’âme et dans quel état d’esprit il faut être pour parvenir à créer quelque chose. Certes, il y a la technicité, mais il n’y a pas que ça. On est dans des pensées philosophiques plus que dans des apprentissages d’exercice. Ces trois temporalités s’emboîtent.
Le film se déroule dans cette Académie d’art, qui semble protégée, hors du monde et du temps, pourquoi ce lieu ?
Une partie de ma famille habite dans cette région et c’est vraiment un endroit qui m’est très proche, que je connais depuis que je suis toute petite. C’est aussi un lieu de l’excellence, connu partout dans le monde. Si on veut étudier la sculpture sur marbre, c’est là qu’il faut aller. Les carrières sont aussi un endroit qui s’est un peu muséifié. Il s’est inexorablement institutionnalisé dans le récit qu’il fait de lui-même. J’ai vraiment essayé de le raconter autrement et de sortir des images classiques des carrières de Carrare.
Je désirais travailler la question du huis clos. L’Académie est éclatée dans la ville, et au montage on a fait le choix de donner l’impression d’un lieu unique. Nous voulions faire écho à ce moment particulier où les étudiants plongent dans une sorte de huis clos avec eux-mêmes, dans la création et l’apprentissage, peu importe où ce lieu est situé. Plus tard, cette énergie se retrouve rarement. En France, on n’étudie pas l’art de cette façon-là. On est beaucoup moins dogmatique et davantage sur une recherche de langage, une approche plus conceptuelle. C’est vrai que, dans cet endroit hors du temps, l’enseignement a quelque chose d’un peu désuet. Néanmoins, le professeur qui enseigne l’anatomie par exemple, d’une manière un peu sévère, permet aux étudiants d’acquérir des bases solides et d’aller ensuite vers une très grande modernité. Il fallait échapper au fait de faire un film institutionnel sur une si belle école avec ses artistes d’exception, tels Canova ou Michel-Ange, et en même temps rendre compréhensible le fait que pour devenir un grand mathématicien ou un grand chimiste, on doit se familiariser avec la rigueur de méthodes très anciennes. Au départ, en hors-champ du film, je voulais filmer les anarchistes parce qu’il y a une très grande communauté anarchiste dans les carrières, mais je me suis vite aperçue que ce n’était pas possible parce que, soit c’étaient des vrais et ils ne se laisseraient pas filmer, soit c’était des faux. J’ai alors eu l’idée de travailler sur l’école des Beaux-Arts et sur la façon dont on peut mettre en œuvre une utopie de vie de création.
Vous travaillez beaucoup la texture dans vos films, à travers le dessin, la peinture, la voix, est-ce un besoin de revenir à la matière ?
Mille fois recommencer vient juste après La Mécanique des corps, un film assez fort qui a été très douloureux à faire parce que c’était compliqué de regarder la mutilation H 24. Finalement Mille fois recommencer transforme cette figure humaine, boitillante et blessée, et lui permet de s’incarner à travers le travail de la sculpture, dans ces corps de jeunes gens où tout est possible. Mille fois recommencer a été possible parce qu’avant il y a eu La Mécanique des corps et, avant encore, le film (G)rève général(e) sur des étudiants en révolte. J’aurais aimé que les jeunes que je filmais dans l’Académie soient plus actifs politiquement, plus concernés par leur présent à la fois politique, écologiste, féministe, mais je ne pouvais pas forcer le réel. Après, sur la question de la texture, ça a aussi beaucoup à voir avec notre façon de tourner. Par exemple, j’ai dit à Matthieu, chef opérateur du film, que je ne préférais pas que la parole soit filmée sur pied. Je voulais une caméra toujours mobile. J’aimais qu’on sente un corps mobile qui filme d’autres corps, même si techniquement, c’était plus difficile. Je voulais qu’on soit dans la proximité des visages, du grain de la pierre et gestes qui la travaillent. La façon de filmer de Matthieu épouse cette matière, sa caméra relie les choses entre elles, des visages à des mains, des mains à la matière, sans être jamais trop loin. Nous avons travaillé avec des focales proches du grand angle ou moyenne. Nous avons laissé les focales longues de la fiction. Matthieu se tenait toujours à moins d’un mètre et demi du personnage. Cette proximité se sent parce que le regard est dans le réel. Parfois, des éclats de marbre sautent vers l’objectif et la caméra recule un peu. Ce risque permanent du corps-à-corps apporte cette sensation. Et puis, la lumière amplifie ces gestes, on filmait dans l’atelier tôt le matin ou en fin d’après-midi parce que les fenêtres sont tournées vers l’est, et on évitait de tourner à midi lorsque la lumière zénithale aplatit tout.
Du 18 novembre au 4 décembre 2022, La Cinémathèque du documentaire à la Bpi propose le cycle « De part et d‘autre » en duo avec Matthieu Chatellier. De quelle façon travaillez-vous avec lui ?
Nous sommes tous les deux réalisateurs. Il arrive que nous co-réalisions, mais le plus souvent chacun fait ses propres films, et l’autre est juste à côté. Sur les films de Matthieu, je fais parfois de la prise de son et quasiment tout le temps le montage. Matthieu, sur mes films, fait l’image, m’aide beaucoup à l’écriture et visionne les étapes de montage.
Si le film est signé par l’un, l’autre est en appui. Chacun approfondit ses propres obsessions. Et nos préoccupations et nos thématiques souterraines se font écho. Sur La Mécanique des corps, Matthieu a tourné en immersion dans le centre de rééducation de Granville, prenant seul l’image et le son. Il y avait quelque chose de la relation au patient/personnage qui ne pouvait advenir que dans cette situation de tête à tête. Puis, nous avons monté le film pendant une résidence à Périphérie. Mille fois recommencer travaille des questions qui nous ont traversés au cours de ce montage. Par exemple, un phénomène de personnification étrange : une prothèse de jambe, même grossièrement modelée, rangée seule sur un étage, nous donnait l’impression d’être une partie vivante, prête à se mouvoir d’elle-même. Mais, il suffisait que cette prothèse vienne équiper un corps humain pour qu’elle n’apparaisse plus que comme un objet sans âme. Elle n’était plus qu’un bout de métal et de plastique, palliant difficilement le membre manquant. Le simulacre fonctionnait quand il était isolé. Dès qu’on le rapprochait du corps humain, sa nature d’artefact resurgissait. L’ouvrage de l’homme ne peut jamais être aussi fin que l’ouvrage de la nature. Quand nous avons tourné Mille fois recommencer, cet effet visuel nous était familier. Nous avions envie de mélanger des corps construits et des corps réels et de voir l’effet produit, enregistrer dans le même cadre le profil de la jeune fille qui sculpte et celui de la jeune fille sculptée dans le marbre. La genèse de nos films est nourrie ainsi, par des pensées esthétiques qui naissent dans un film et aboutissent dans un autre.
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