Entretien avec Rebecca Houzel de Petit à petit production

Rencontrée à l’occasion d’une « Histoire de production » aux États généraux du film documentaire de Lussas en août 2022, Rebecca Houzel est l’une des trois producteurs à l’origine de la société de production parisienne Petit à petit production. Elle raconte son parcours de productrice et tout particulièrement comment elle en est venue à produire deux cinéastes russes indépendants, Alexander Kuznetsov et Alexander Abaturov, dont deux films se trouvent sur Les yeux doc : Manuel de Libération (2016) et Le Fils (2018).

Rebecca Houzel © Petit à petit production

Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur les raisons qui vous ont poussée à devenir productrice et produire vos premier films en Russie ?

Je faisais des études d’histoire et j’ai commencé une thèse sur l’histoire contemporaine russe. Comme j’étais intéressée par le cinéma et tout particulièrement le cinéma documentaire, je me suis mise à réaliser et faire de l’assistanat sur des films. Je naviguais entre ces deux univers parallèles. On a créé Petit à petit pour développer et produire des films, les nôtres éventuellement, mais aussi ceux qu’on avait envie de soutenir et qui nous tenaient à cœur. J’avais envie d’utiliser cet outil de production pour défendre l’existence des films auxquels je croyais. Progressivement, je suis devenue productrice à part entière. Concernant la Russie, je connaissais, de par mes études, l’histoire, la civilisation et la langue de ce pays. J’ai donc été invitée à encadrer une résidence d’écriture à Krasnoïarsk (Sibérie) en tant que réalisatrice. J’avais vu le premier film d’Alexandre Kuznetsov, Territoire de l’amour, aux États généraux de Lussas en 2010 et ce dernier participait à la résidence avec un autre projet intitulé Territoire de la liberté. J’aimais le projet, j’avais la société, je me suis lancée pour le produire ! Pour moi, Territoire de la liberté propose un regard très singulier et personnel sur la société russe. Kuznetsov voulait montrer un endroit qu’il aime, une communauté un peu idéaliste qui gravit des rochers. C’était mon premier film en tant que productrice. Il a été réalisé avec une grande économie de moyens, le financement d’une
chaîne de télévision locale, des aides du CNC et de la Procirep et une coproduction en Russie, puis il a été repéré par un distributeur pendant son passage au festival Visions du réel et a pu bénéficier d’une sortie en salles.

Avez-vous poursuivi votre collaboration avec Alexander Kuznetsov ?

Oui, j’ai produit tous ses films à partir de Territoire de la liberté. Dans son premier film, Territoire de l’amour, que je n’ai pas produit, il avait été très frappé par la rencontre de deux jeunes femmes dans un hôpital psychiatrique, un lieu qu’il a découvert en tant que photographe et qui l’a hanté. Katya et Yulya vivaient dans cet institut non pas pour des raisons psychiatriques mais parce qu’elles étaient orphelines. L’État les avait placées là à leur sortie de l’orphelinat, au milieu de patients atteints de troubles psychiatriques et les avait privées de leurs droits civiques. Alexander les a filmées au sein d’un groupe de danse et de chant qui se produisait autour de l’hôpital à l’initiative du directeur de l’établissement. Il suit tout particulièrement la trajectoire des deux jeunes femmes dans Manuel de libération. Ces deux jeunes filles ont vécu quasiment l’intégralité de leur vie en institution et ne savent pas ce qu’est qu’une vie indépendante. Elles doivent prouver leur capacité d’autonomie et lutter pour recouvrer leurs droits. J’ai tout de suite pensé à une sortie en salle pour ce film, car je trouvais qu’il y avait un récit cinématographique très fort avec la potentielle libération des deux jeunes femmes. Il y a de la tension, du romanesque dans leur parcours. Qui plus est, le terrain du film était puissant, car il montrait la réalité d’un hôpital psychiatrique en Russie. Le film a obtenu l’Avance sur recettes du CNC et il est sorti en salles. Malheureusement, ce type de film ne rencontre pas toujours beaucoup de spectateurs lors de leur sortie. Katya et Yulya ont désormais toutes les deux construit leur vie en dehors de l’hôpital, ce que vous pourrez découvrir dans Une vie ordinaire, un nouveau film dont nous terminons actuellement la production qui est un peu la suite de Manuel de libération.

Manuel de Libération © Petit à petit production

Dans Manuel de libération, le personnage de Katya, en situation d’incapacité civile depuis son enfance, dit plusieurs fois qu’on lui a « volé sa vie ». Vous qui connaissez bien le pays, est-ce que la situation particulière de cette jeune fille « emprisonnée » pourrait avoir une dimension plus universelle et révéler plus globalement le manque de liberté de la jeunesse russe ?

C’est sûr que le fait de montrer la vie difficile de ces femmes, le fait qu’un pays puisse choisir de reléguer plus largement des personnes dans un tel endroit, et enfin, le fait qu’un tel type d’endroit existe tout court, y compris pour les patients atteints de troubles psychiatriques, raconte beaucoup de choses sur la société russe. Quand le réalisateur a filmé cet hôpital et les non-lieux dans lesquels la troupe de patients se produisait, comme des prisons ou des orphelinats, il voulait montrer un miroir inversé ou du moins, l’autre côté du décor de la société russe. Il existe aussi une autre dimension, plus universelle, dans ses films : l’accès à la liberté doit toujours être un combat. L’idée que s’émanciper soit une lutte permanente est propre à tous les pays, en France comme en Russie. Pour le réalisateur, monter en haut des rochers à Krasnoïarsk quand il était jeune lui donnait l’envie et la force de s’échapper et de lutter contre la peur de l’avenir.

Le Fils © Petit à petit production

De la même façon, dans Le Fils, le réalisateur Alexander Abaturov s’attache à montrer une jeunesse dont l’horizon est embrumé, cette fois par la guerre. Le réalisateur filme les semaines qui ont suivi le décès de son cousin Dima, mort sous les drapeaux. Ce film a une résonance particulièrement forte aujourd’hui comme il dévoile le fonctionnement de l’Armée russe en tant qu’institution. Comment regardez-vous le film en 2022 (entretien en date de décembre NDLR) après l’invasion de l’Ukraine ?

C’est sûr que quand la guerre a commencé, je me suis dit qu’il s‘agissait d’un film qui montrait vraiment la mécanique à l’œuvre dans la société russe. Les apprentis-soldats du film sont des jeunes qui ont décidé après leur service de signer un contrat avec l’Armée parce qu’ils n’avaient pas d’autres perspectives et avaient besoin de gagner leur vie. Progressivement, l’État les amène sur un chemin qui les conduit vers la mort. Alexander Abaturov filme les amis de son cousin, donc il n’a pas de jugement sur ceux qu’il filme, mais cela ne l’empêche pas de mettre à nu une machine de guerre désormais rendue visible par ce qu’il se passe en Ukraine. Je n’ai pas revu le film depuis le début de la guerre mais des connaissances m’en ont parlé et je me suis dit qu’il s’agissait d’un film très puissant à revoir aujourd’hui.

Est-ce que ces deux réalisateurs se connaissent et travaillent ensemble ?

Oui, ils se connaissent très bien. Alexander Abaturov a fait le master réalisation à Lussas qui commence pendant les États généraux. Il a rencontré Alexander Kuznetsov là-bas, ce qui est un peu fou, car il vient lui aussi de Sibérie et ils se sont rencontrés en plein milieu de l’Ardèche ! Il a d’ailleurs travaillé sur le montage de Manuel de libération. J’ai personnellement rencontré Alexander Abaturov à Lussas lors de la présentation de son projet de fin de master l’année suivant leur rencontre. J’ai produit son premier film Les Âmes dormantes sur les habitants d’Atchinsk (Sibérie) pendant les élections présidentielles russes de 2012. Le film a eu une belle visibilité en festival notamment à Cinéma du Réel (Paris) pour lequel il a reçu un prix. Il avait commencé à travailler sur un autre projet mais Le Fils s’est imposé à la mort de son cousin. On a été assez peu soutenu sur le développement de ce film et j’ai été obligée de le produire à risque.

Poursuivez-vous votre collaboration avec ces deux réalisateurs malgré la situation politique en Russie ?

Tout à fait, le lien n’est pas coupé avec ces réalisateurs et je pense qu’il est important de faire entendre les voix de cinéastes russes qui, de fait, sont opposés à la guerre. Une vie ordinaire de Kuznetsov est en cours de montage et Alexander Abaturov sort prochainement un film qui s’appelle Paradis. Il s’agit de l’histoire d’un village en Sibérie cerné par les feux de forêt vivant en autarcie et très peu aidé par les autorités pour lutter contre les feux qui menacent du fait du réchauffement climatique.

Pour finir, d’où vous vient cette affection particulière pour la Russie qui motive une partie de vos choix de production ?

Mon père était un passionné de langues et tenait à ce que l’on apprenne des langues difficiles. Au collège, j’apprenais donc l’anglais, l’allemand, le russe et le grec ancien. J’avais vu le film de Pavel Lounguine Taxi blues et adolescente je n’avais qu’une envie : aller là-bas. Comme je faisais des études d’histoire, je suis partie plusieurs fois en Russie, j’y ai vécu et j’ai donc étudié l’histoire russe.

A noter que par la suite, Rebecca Houzel s’est tournée vers d’autres territoires de cinéma que la Russie.


Découvrez ici le catalogue de Petit à petit production.

A voir sur la plateforme Les yeux doc :

Manuel de Libération

Le Fils

Publié le 21/02/2023 - CC BY-SA 4.0

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