Ici Brazza : chronique d’un terrain vague
d’Antoine Boutet

Sortie en salles le mercredi 24 janvier 2024.

Ici Brazza est la chronique de terrain d’une transformation radicale du paysage urbain à l’échelle d’un vaste secteur de la métropole bordelaise, situé le long de la Garonne.

Bordeaux Métropole regroupe aujourd’hui 28 communes et totalise plus de 830 000 habitants. La Métropole présente son projet pour Brazza en insistant sur son caractère écologique : « Le quartier de Brazza, situé au débouché du pont Jacques Chaban-Delmas, en vis-à-vis des Bassins à flot et de la Cité du vin, est dans une situation géographique et historique stratégique sur l’arc de développement durable, colonne vertébrale du projet urbain de Bordeaux, mais également de la métropole. »

Photo du documentaire Ici Brazza.
Ici Brazza © Sister productions.

Pour cet écoquartier, Youssef Tohmé, l’un des deux architectes et urbanistes à la manœuvre, défend le projet au nom de la liberté. « Brazza est un ailleurs, un bien très précieux pour Bordeaux. Les singularités de son territoire constituent les atouts d’une reconquête inédite, rapports directs au fleuve et au grand paysage, générosité constructive, sentiment d’illimité. Nous souhaitons explorer ce potentiel par la mise en place d’un urbanisme en liberté dont la priorité est de générer le plus de relations possibles entre les habitants, la Garonne et une nappe végétale profonde. La fonction première de cette étendue paysagère est de rejouer les liens entre l’homme et la ville. Tout en étant très structurants, les grands espaces verts nous semblent en effet porteurs d’une autre urbanité, ouverte, surprenante et soustraite aux règles inadaptées et pesantes de la ville traditionnelle. Cela pose les bases d’un nouveau quartier dans lequel il sera possible d’habiter autrement où que l’on soit : sous un arbre, près d’une école, comme chez soi. »

« Rejouer les liens entre l’homme et la ville », le projet semble vertigineux. La liberté de créer s’oppose de fait avec ce territoire déjà éco, envahi par une nature proliférante, précisément libre. Un terrain vague, le titre souligne l’expression, un espace en transition, indécis et indéterminé dans ses fonctions, sans assignation. Les 53 hectares de Brazza sont une goutte d’eau dans l’océan des friches industrielles en France, dont la surface est estimée aujourd’hui entre 90 000 et 150 000 hectares. Mais une goutte d’eau stratégiquement bien située pour développer la ville de Bordeaux, le long de son fleuve.

Depuis Zone of initial dilution, son tout premier film, Antoine Boutet est fasciné par les moyens colossaux qu’emploient les hommes pour façonner les paysages, documentant des projets pharaoniques comme le fameux barrage des Trois-Gorges en Chine. Plus qu’une fascination pour la machine, le cinéaste s’intéresse aux processus de domestication, d’emprise et de contrôle des hommes sur la nature.

La tension entre les intentions du projet et la perception du cinéaste de la transformation à l’œuvre, filmée pendant cinq ans, est au cœur de Ici Brazza. Elle se déploie patiemment pour offrir au spectateur une expérience souvent déroutante, en tous les cas singulière et désormais partagée.

Antoine Boutet joue d‘un grand nombre d’outils pour figurer l’espace, se jouer des représentations idéalisées pour travailler sa perception du territoire. Sa caméra multiplie les échelles de plan, au départ en alternant panoramiques pivotant autour de lui, et plans de situation aérienne à diverses altitudes. 

À la manière d’un cartographe, il figure au trait l’espace et les routes qui délimitent les différentes parcelles sur une image aérienne. En ouverture, le trait souligne le caractère vaguement structuré du territoire. À la fin du projet, le zonage est précis. La fragmentation est manifeste. La démonstration est implacable : un espace libre et délaissé est devenu un quartier avec des fonctions dévolues à des espaces précis. Entre ces deux bornes, le temps des travaux et la formalisation d’un nouveau paysage urbain dont la singularité s’avère difficile à lire, en tous les cas pour le cinéaste.

Photo du documentaire Ici Brazza.
Ici Brazza © Sister productions.

Antoine Boutet n’est ni géographe, ni urbaniste, ni militant écologiste. C’est un plasticien embarqué dans une chronique de terrain. La grande image ou les grands discours ne l’intéressent que pour situer les enjeux. Ce qui le fascine est plutôt de l’ordre de la trace, de l’indiciel, du plaisir de l’interstice. Son point de vue est à géométrie variable. Boutet peut filmer deux SDF dans un squat en train de regarder leur télévision, ou se mêler aux ravers à l’occasion d’une fête nocturne. S’il se tient le plus souvent à bonne distance, le cinéaste peut aussi coller l’objectif de sa caméra au ras de l’herbe ou des surfaces qui obstruent le paysage. Sa caméra est libre et cherche à surprendre notre regard.

Son approche est multiple car il cherche moins à expliquer ou à raconter, qu’à transfigurer le réel. Les situations rencontrées sont très variées. Brazza comporte de nombreuses friches industrielles et certaines séquences pourraient s’apparenter à l’urbex (pour exploration urbaine), chère aux aventuriers de l’urbanité. Brazza est un territoire dévitalisé que la nature grignote partout. Ses terrains vagues sont parfois habités et les autorités doivent expulser leurs résidents illégaux. Antoine Boutet filme clandestinement sur des terrains à la propriété incertaine. « Vous n’auriez jamais dû entrer dans le périmètre » lui dit un policier.

Contrairement à ce que la première partie du film pourrait le laisser supposer, son film n’est pas une tentative d’épuisement d’un lieu, un inventaire ou un répertoire de formes vouées à la disparition. Nous l’avons dit, son travail de transfiguration du réel passe à l’image par une multiplicité d’échelles de plan. Le décadrage, les effets de masquage et de hors-champ, particulièrement dans le dévoilement progressif du paysage au rythme des mouvements panoramiques de la caméra, font partie de son vaste répertoire. Le film fourmille aussi de détails sur des surfaces et des matières étranges, façon d’évoquer la belle étrangeté des sols contaminés et des déchets qui polluent initialement la zone. 

Antoine Boutet aborde le réel comme un terrain de jeu, ouvert au hasard, à la rencontre, à l’accident plastique. Chemin faisant, son travail mobilise tous les moyens du cinéma avec une intensité rare dans le cinéma documentaire. Le travail de mixage avec la musique originale contribue à construire une constellation de micro-récits. Ces récits frisent souvent l’absurde, dessinant une comédie intermittente et sans parole de la condition humaine. Car le sonore permet de grossir le réel, parfois jusqu’au burlesque, à la manière de Jacques Tati. La musique originale toute en percussion fait écho aux bruits du chantier, lui donne un relief inédit. Elle permet à l’inverse par son continuum à déprendre l’image de son effet de réel, pour donner un sens fantastique particulièrement réussi à certaines séquences.

La dernière partie du film confronte notamment grâce au jeu des surimpressions, l’avant et l’après. Le Ici est maintenant. Le cinéaste s’est amusé à scénographier les documents de présentation, filmés sur des chevalets plantés en pleine jungle, ou en filmant les grandes toiles de présentation. Ces toiles vendent l’utopie d’un quartier heureux dans la modernité, avec ses habitants jeunes et sûr d’eux-mêmes, à pied ou à vélo. Inscrit sur les panneaux de chantier, Ici Brazza, dont le film tire son titre, joue le rôle d’un leitmotiv visuel ironique, une invitation à mesurer l’écart entre la publicité et la réalité. Ainsi les sinuosités et le chaos du terrain font place à un univers orthogonal, régi par les normes contemporaines de l’urbanisme et de l’architecture. La liberté promise est ici synonyme d’enfermement, de la nature comme des hommes. À ce moment, le spectateur saisit l’entreprise de disparition consécutive à cette vaste opération de tabula rasa. Mais l’utopie tenace d’un nouveau vivre ensemble n’est pas encore tout à fait pour demain, semble suggérer Antoine Boutet. Les humains dans leur ville nouvelle sont encore rares. Ils sont filmés comme les silhouettes des grands panneaux de présentation. Mais comme le dit Youssef Tohmé, il faut être patient et lui faire confiance.

Julien Farenc

Bande annonce

Rappel

Ici Brazza : chronique d’un terrain vague de Antoine Boutet – 2023 – 1 h 25 min – Production : Sister productions – Distribution : Les Alchimistes

Publié le 23/01/2024 - CC BY-SA 4.0

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