Irradiés
de Rithy Panh

Sortie en salles le mercredi 26 janvier 2022.

Irradiés de Rithy Panh
Irradiés © France3-CDP-Anupheap-Production

L’avis de la bibliothécaire

Essai documentaire constitué principalement d’images d’archives Irradiés tente de montrer le mal absolu à l’œuvre dans des crimes de masse perpétrés durant le XXème siècle et l’oppose aux forces créatives de l’art.

Rithy Panh en quelques films 

« Sans cette guerre, je ne serais jamais devenu cinéaste. Je témoigne pour rendre aux morts ce que les Khmers rouges leur ont volé. Je suis un passeur de mémoire en dette vis-à-vis de ceux qui ont disparu. » Rithy Panh

Réalisateur, producteur, scénariste, monteur, acteur et écrivain franco-cambodgien, Rithy Panh, né à Phnom Penh en 1964 est un rescapé du génocide perpétré par les Khmers Rouges entre 1974 et 1979. Rithy Panh est arrivé en France en 1980 après avoir fui le Cambodge pour rejoindre le camp de réfugiés de Mairut en Thaïlande. Il abandonne ses études de menuiserie pour entrer à l’IDHEC (ex-Fémis) dont il sort diplômé en 1988. La plus grande partie de son œuvre est un travail de mémoire et de deuil suite aux atrocités commises par le régime Khmer rouge totalitaire et sanguinaire qui extermina près de 2 millions de Cambodgiens. C’est avec S21, la machine de mort Khmère rouge (2002) que Rithy Panh est reconnu internationalement. Victimes rescapées et anciens bourreaux reviennent sur le lieu même du S 21 (« le bureau de la sécurité » au cœur de Phnom Penh où furent torturés et exécutés plus de 17 000 prisonniers) et confrontent leurs témoignages. S 21 fut commandé de 1975 à 1979 par le génocidaire et tortionnaire Kaing Guek Eav dit Duch auquel Rithy Panh consacra son film Duch, le maître des forges de l’enfer (2011).  Après une douzaine de documentaires de témoignages sur le Cambodge Rithy Panh s’interroge sur les archives audiovisuelles dans L’Image manquante (2013) qui est également une autobiographie non linéaire prenant souvent la forme d’une méditation. Ce film progresse et s’articule autour de trois séries d’images : celles du Cambodge d’avant les Khmers rouges, celles de la dictature du Régime de Pol Pot et celles mettant en scène des figurines en terre cuite. Exil (2016) montre le difficile travail de deuil des survivants de la dictature Khmère rouge et l’évocation de la solitude des exilés. Les Tombeaux sans noms (2018) permet au réalisateur de revenir sur les traces des membres de sa famille disparus pendant la dictature dont il ne connaît ni la cause du décès, ni le lieu où ils ont été enterrés. « Je vis avec les morts » dit Rithy Panh qui, dans S 21 citait la phrase de Robert Badinter : « Les morts nous écoutent quand on parle d’eux ». Les Tombeaux sans noms évoque le besoin impérieux des survivants qui portent les morts en eux de leur offrir une sépulture physique ou symbolique, tout en engageant le cinéaste dans un parcours spirituel empreint de bouddhisme. L’histoire individuelle et familiale renvoie et résonne avec celle de tout un pays. Ainsi, depuis plus de trente ans Rithy Panh n’a-t-il cessé de sonder, d’explorer, d’examiner, de questionner la mémoire du génocide perpétré par les Khmers rouges. A ce travail de mémoire et d’histoire s’agrège une quête pour apaiser les âmes errantes des morts et reconstruire une identité cambodgienne. Cette volonté de témoigner et de transmettre s’incarne aussi dans l’engagement de Rithy Panh auprès des Ateliers Varan au Cambodge pour former de jeunes cinéastes au documentaire. De plus, parallèlement à ses films il est l’instigateur du centre de ressources audiovisuelles Bophana à Phnom Penh ainsi nommé en hommage à une résistante torturée au S 21 en 1976 et à laquelle Panh consacra son film Bophana (1996).

Irradiés de Rithy Panh
Irradiés © France3-CDP-Anupheap-Production

Irradiés

« Témoigner ne suffit pas. Lutter contre l’anéantissement, résister, demande plus. » Rithy Panh

« Quand on a vécu cela on est comme irradié : comment prendre la parole après un génocide ? » Rithy Panh

Cette réflexion de 2003 montre le chemin parcouru depuis par le cinéaste qui, au fil de films exigeants et nécessaires, a trouvé un langage fait de témoignages, d’archives, de récits personnels. Grâce à ce travail il a pu (re)construire un lieu où être et où créer, un lieu, une place dans le monde, entre la France qui lui a donné la possibilité de transcrire et de mettre en images son expérience tragique et le Cambodge, terre natale, terre de douleur, terre de quête d’un apaisement sans doute impossible. Avec Irradiés, prix du meilleur documentaire à la Berlinale 2020, Rithy Panh a la volonté d’inscrire le génocide cambodgien dans l’histoire de massacres perpétrés au cours du XXème siècle intégrant la bataille de Verdun, les camps de concentration nazis et les bombes lancées sur Hiroshima et Nagasaki en août 1945. Afin d’élargir le champ de son expérience personnelle et intime de la barbarie, il nous plonge dans les archives de l’horreur qu’il a choisies en se fiant à la façon dont elles résonnaient en lui, dont elles faisaient écho à d’autres images. 

« Je sais ce que c’est de balancer un corps dans une fosse. Je sais aussi ce qu’est un coup de machette sur la nuque, une balle dans la tête. Quand je vois un nazi choper un môme et lui donner un coup de pied avant de le laisser rejoindre sa mère, c’est comme si je l’avais moi-même vécu. C’est à ce prix que je peux proposer des images violentes à ceux que je ne veux pas nommer des « spectateurs ». Plus que mes autres films, Irradiés s’adresse à une personne. A celle qui voudra bien le voir. »

Oui, le film est difficile, éprouvant : charniers, terres dévastées, exécutions, corps décharnés à l’extrême par la faim et le travail forcé, expérimentations, ruines, cadavres, brûlures, habits entassés, tas de cheveux. Les images sont parfois si insoutenables qu’elles font baisser les yeux ou détourner la tête. Le film exige de nous que nous nous débarrassions de nos oripeaux de spectateur, de consommateur d’images et de flux d’informations. Pour que l’image soit véritablement perçue il faut la faire durer : «Regarde encore, une fois, cent fois ». Pour montrer les corps, la violence et la mort Rithy Panh choisit le triptyque, utilisé pour la première fois au cinéma par Abel Gance dans Napoléon en 1927. « Il m’a semblé qu’en exposant trois fois l’image au même instant, on la prolonge et la rend plus visible. » Ce choix esthétique de Rithy Panh répond à son éthique, sa conviction de l’importance de la répétition : 

« Je crois aux vertus de la répétition. Ce n’est pas la fin du mode déductif, c’est l’irruption de la profondeur. »

Trois fois la même image ou une image qui s’étire sur trois écrans avec, parfois, la disparition de ce dispositif pour ne montrer qu’une seule image. Regard et réflexion sont ainsi stimulées de différentes façons tandis qu’à chaque instant se pose la question de l’anéantissement et de la pulsion de mort incarnées par l’image récurrente de l’explosion atomique. D’autres images sont à l’œuvre dans cet essai documentaire. Les mains d’un hibakusha (rescapé des bombardements nucléaires de Hiroshima et Nagasaki d’août 1945, pacifiste et anti-nucléaire) construisent patiemment la maquette de sa maison. Des danseurs de Butô (« la danse du corps obscur » née dans les années 1960 au Japon) apparaissent tels des spectres. Symbolisent-ils les victimes de toutes origines d’une barbarie universelle ? La réponse à cette question se trouve peut-être dans ce que disent les voix off du film. Un dialogue très littéraire à la fois poétique et métaphysique entre un homme et une femme écrit par Christophe Bataille, écrivain avec lequel Rithy Panh travaille depuis plus de dix ans, débute ainsi :

« Le mal nous cherche si nous ne l’avons dispersé hors de nous en ouvrant une paume légère ».

Toute langue poétique par sa densité même est ambiguë. Le film se détourne de l’histoire et de la politique. Dans le dialogue qui nous est proposé on ne sait avec précision qui sont, que représentent ces voix interprétées par les comédiens André Wilms et Rebecca Marder. Des rescapés du génocide qui tentent d’échanger sur leur expérience ? des amis ? des parents ? des inconnus qui essaient de trouver ensemble une langue commune ? Le langage poétique du film inspiré, selon le générique, de L’Apocalypse de Jean, d’Hiroshima mon amour, des Poèmes de la bombe atomique de Tôge Sankichi, et du récit de Marceline Loridan-Ivens Et tu n’es pas revenu, n’est-il pas quelque peu obscur dans la liberté qu’il construit ? Les référents des mots employés ne sont-ils pas parfois quelque peu énigmatiques ?  

« Il y eut dans le passé des écrits que nul ne voulut croire. » Ces écrits quels sont-ils ? Pour la clarté du propos les voix n’auraient-elles pas dû citer la source dont elles se font l’écho ?

La poésie, la chorégraphie, le cinéma, la beauté de la nature, les rêves, l’enfance, la quête d’une humanité pacifiée sont les forces créatrices que le film oppose aux massacres que le XXème siècle connut. On peut s’étonner que le premier génocide du siècle passé, le génocide arménien, ne bénéficie d’aucune attention. On peut réfléchir également au titre du film Irradiés qui semble désigner la destruction nucléaire comme le mal absolu. Ne fut-elle pas utilisée en août 1945 pour combattre l’axe de mort et de la solution finale unissant le nazisme en Europe et la volonté inébranlable d’invasion de l’Asie du Sud-Est et du Pacifique par le Japon ? Le pacifisme de Rithy Panh ne rejoint-il pas l’humanisme d’Albert Camus qui, en 1952 écrivit dans Les Justes : « J’ai lancé la bombe sur votre tyrannie, non sur un homme. Sans doute. Mais c’est l’homme qui l’a reçue. » ?

De même que l’accumulation des images d’atrocités peut être contre-productive en émoussant le regard et en banalisant l’horreur, le langage poétique peut aussi tendre parfois à une sorte de nébuleuse de généralités. Par bonheur Irradiés propose une séquence de Chronique d’un été (1961) de Jean Rouch et Edgar Morin où Marceline Loridan, rescapée de la Shoah et grande amie de Rithy Panh, se confie en errant dans Paris. Elle revit le dernier souvenir, le dernier geste et les derniers mots qui l’attachent à son père revu à Auschwitz et qui n’en est jamais revenu. Là, dans la simplicité et la force du lien d’un père à sa « petite fille » tandis que la machine de mort nazie les broie, là, s’exprime la résistance à la barbarie, là, est vivant l’amour à opposer à la destruction et à l’anéantissement.

Bande annonce

Rappel

Irradiés – Réalisation : Rithy Panh – Scénario : Rithy Panh, Agnès Sénémaud, Christophe Bataille – Danseur de butô : Bion – voix : André Wilms, Rebecca Marder – 1h28mn – Production : Ampheap Production (Phnom Penh), France 3 (Paris), 2020 

Prix du meilleur documentaire à la Berlinale 2020

Isabelle Grimaud

Publié le 25/01/2022 - CC BY-SA 4.0

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