J’suis pas malheureuse de Laïs Decaster

Le premier film remarqué de Laïs Decaster nous a donné envie d’en savoir plus sur la façon dont la jeune réalisatrice a travaillé tout au long du tournage/montage, et au-delà.

Laïs Decaster
©Laïs Decaster

Comment s’est construit ce premier film, « J’suis pas malheureuse » ?

J’ai commencé mes études de cinéma à 18 ans à l’Université Paris 8. Beaucoup de professeurs sont réalisateurs, ils nous ont très vite incités à prendre la caméra, à ne pas en avoir peur. Nous avons fait des exercices de réalisation qui m’ont donné envie de faire mes propres images. J’ai commencé à filmer autour de moi, mes parents, ma famille et mes copines. Je tournais des petites choses très régulièrement. La première séquence du film, quand Kathy chante, est vraiment la première séquence qu’on a faite ensemble, on jouait toutes devant la caméra. Moi-même, j’ai chanté. La deuxième séquence, où nous sommes sur une espèce de butte depuis laquelle on voit Paris, est restée dans mon esprit car Janna racontait sa vie sexuelle, amoureuse, en plein milieu d’Argenteuil, alors qu’elle est lesbienne et que ce n’est pas du tout une évidence pour sa famille. J’ai voulu continuer à filmer mes copines et ça a duré pendant les trois années de licence. À ce moment-là, je filmais plutôt pour m’exercer, parce que j’aimais les écouter et que c’était aussi une façon de garder des images de nous. Puis, quand je suis arrivée en master réalisation, il fallait rentrer avec un projet. J’ai donc décidé naturellement que ce serait celui-là et j’ai continué à tourner. Claire Simon m’a accompagnée pendant ces deux dernières années, ce qui a été très important pour construire le film et m’aider à trouver ma place en tant que filmeur et membre du groupe. Nous avons ainsi débuté une collaboration et écrit ensemble la voix off. J’ai travaillé cinq ans sur ce film que j’ai commencé à 18 ans et terminé à 23 ans.

À travers ce film, aviez-vous envie de parler des femmes et de la banlieue, cette dimension sociale dans votre approche ?

Pas au départ. C’était un désir de filmer mes copines, même si bien sûr je savais qu’elles pouvaient raconter des histoires personnelles et parfois très intimes sur leurs vies de filles, des choses qu’on n’entend pas tous les jours. Au fond, il y avait quelque chose de presque politique à les filmer pour permettre à d’autres gens de les entendre. Argenteuil est un espace important pour moi, c’est le décor de notre adolescence, il nous a constituées, c’est là qu’on a grandi. Filmer la butte était également important pour montrer qu’on était à la fois proche et loin de Paris, pour montrer aussi que nous n’avons pas forcément de lieu de rencontre. Pour moi, filmer des filles en banlieue, c’était assez naturel et pas du tout le fruit d’une réflexion ou l’idée d’une thématique. J’ai juste filmé la vie qui était devant moi. Je ne me suis jamais dit « je vais faire un film sur des filles en banlieue ». 

On sent une vraie tendresse pour vos copines, à quoi avez-vous été particulièrement attentive sur le tournage ou pendant le montage ?

Pendant le tournage, ma place a beaucoup évolué. Au début, je parlais presque autant qu’elles me parlaient. Quand j’écoutais les prises de son, je me trouvais trop présente. Petit à petit, je me suis mise à distance. J’ai beaucoup échangé avec Claire Simon et j’ai compris que je devais leur laisser davantage de place. Pendant le tournage, elles étaient vraiment dans un lâcher-prise total, elles me racontaient tout comme s’il n’y avait pas de caméra. J’ai vraiment trouvé la bonne distance au montage en choisissant de ne pas garder des scènes qui ne concernaient pas les spectateurs. C’est une chose à laquelle j’ai vraiment fait attention pour, à la fois, respecter leur intimité parce qu’elles n’ont pas toujours conscience de ce qu’elles peuvent me donner, et faire en sorte que les gens puissent se sentir à l’aise dans ce groupe d’amis. Il fallait mettre une limite, même si j’avais envie d’aller assez loin avec ces filles très à l’aise avec leur corps, très libres dans leur façon de parler. Je voulais montrer cette liberté, tout en les respectant parce que je suis leur amie et qu’elles ont confiance en moi.

Le montage a-t-il été facile ?

Plutôt laborieux. J’ai monté des séquences en même temps que je tournais. Je n’ai rien fait dans le bon sens. Petit à petit, j’ai regardé mes images et cela m’a aidé au tournage, je pouvais réajuster mes choix. Ces allers-retours m’ont beaucoup appris. Le montage s’est fait tranquillement, mais j’ai vraiment tout repris les deux dernières années en me laissant guider par ce que j’aimais. J’ai travaillé un temps avec Raphaël Marchand et beaucoup avec Claire Simon. C’était important d’avoir d’autres regards pour prendre de la distance et surtout réfléchir au sens du film, à l’histoire que je pouvais raconter à partir de ce matériel.

Y a-t-il pour vous un décalage entre le film que vous aviez envie de faire et la façon dont il a été reçu par les spectateurs ?

Je n’ai pas cette sensation. Nous avons eu beaucoup de retours chaleureux et enthousiastes. Je pense que les filles sont peut-être plus réceptives au film, mais beaucoup de garçons ont été très touchés aussi. J’avais envie de montrer que des filles peuvent être aussi à l’aise, voire plus à l’aise, qu’une bande de garçons entre eux, qu’elles peuvent parler de sexualité, boire de l’alcool, faire la fête avec une liberté totale. Peut-être que cela peut heurter certaines personnes. J’ai fait le film que j’ai voulu et je sais que ça peut ne pas plaire à tout le monde.

Justement, comment les personnes que vous filmez, vos copines notamment, ont -elles reçu ce film ?

La première fois, elles riaient énormément de leur image, sans doute parce qu’elles étaient mal à l’aise, même si dans la vie elles assument vraiment ce qu’elles sont. Depuis, elles l’ont vu plein de fois et l’accompagnent en festivals. Je crois qu’elles sont vraiment contentes et assez honorées que je les aie filmées aussi longtemps. Elles ont complètement accepté le film et l’aiment beaucoup, même si nous avons toutes grandi ! Au premier visionnage, elles se regardaient et s’écoutaient beaucoup, sans prêter attention à ma voix off. C’est bien plus tard et avec beaucoup d’émotion qu’elles ont vu le message d’amitié que je faisais passer et m’ont dit “Ah, mais Laïs, tu nous as écrit une lettre d’amour”. Maintenant elles ne voient presque plus que ça, c’est très touchant parce qu’on n’est pas du genre à se dire ce qu’on ressent les unes pour les autres. On se prend dans les bras mais c’est une histoire sans paroles quand il s’agit des sentiments profonds. 

Est-ce que vous envisagez de continuer à les suivre avec une caméra ?

Au départ, je ne l’envisageais pas du tout. Pour moi, il y avait vraiment une fin au film et c’était bien que ça se termine pour se retrouver comme avant. Au bout d’un moment, avoir la caméra entre nous était un peu fatigant, autant pour moi que pour elles. Elles me disaient souvent “mais Laïs, c’est bon ! Lâche ta caméra ! Viens manger avec nous !” et c’est vrai que j’ai moins profité des moments avec elles. J’avais vraiment besoin de faire une pause. Je pense que c’est important de vivre aussi sa vie complètement pour avoir de nouveau envie de faire des images. Pendant deux ans, j’ai suivi d’autres études, toujours dans le cinéma, pour travailler en salle et je ne les ai plus filmées. Mais récemment Nina s’est mariée et j’ai filmé à nouveau, j’étais assez émue en fait de reprendre la caméra. C’était un cap franchi, comme si on s’était toutes mariées en même temps, qu’on était devenues toutes adultes d’un coup. En ce moment, il y a des événements assez forts qui se passent dans la vie de toutes les filles, qui marquent vraiment une nouvelle étape et ça me donne envie de continuer, même si maintenant j’ai beaucoup moins le temps. Je trouve que c’est important aussi de ne pas avoir tout le temps ma caméra. Je suis un peu partagée. Je continuerai sans doute à faire des images mais je ne sais pas si j’en ferai un film.

Comment envisage-t-on la suite quand son premier film a rencontré le succès ?

Ce film est celui que je voulais faire et j’ai eu la chance qu’il soit présenté à plusieurs festivals. Ça a été une très belle aventure et nous avons passé une année géniale avec mes copines. Pour la suite, je n’ai pas trop réfléchi. J’ai décidé de me laisser guider par mes envies. Je ferai un deuxième film un jour si j’ai un réel désir de filmer, et non parce qu’il faut forcément faire un deuxième film. Tout cela encourage et motive bien sûr, mais en même temps j’ai besoin de rester à distance, de rester fidèle à mes choix et je ne suis pas sûre d’avoir forcément toujours quelque chose à dire. Pour mes copines, j’avais ce désir très profond qui m’a animé pendant cinq ans. Même si aujourd’hui le manque revient, je ne sais pas si un jour j’arriverai à faire un autre film. Il faut un certain courage pour réaliser et ne faire que cela ! Moi, je ne suis pas toujours courageuse et j’ai envie d’avoir un autre métier à côté. Filmer est davantage une passion, comme quelqu’un qui aime faire de la photo ou peindre. Et puis, réaliser des films, c’est y consacrer énormément de temps, il faut donc faire des choix. Parfois, répondre à la question “qu’est-ce que tu vas faire après ?” est presque douloureux, parce que je ne sais toujours pas exactement ce que je veux faire de ma vie. 

Publié le 31/01/2020 - CC BY-SA 4.0

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