Dans le film Nous le Peuple de Claudine Bories et Patrice Chagnard, nous découvrons le travail réalisé en atelier auprès de détenus, de femmes et de lycéens. Pour en savoir plus, nous avons posé des questions à Léa, Jonathan et Ulysse bénévoles aux Lucioles du Doc, association de documentaire et d’éducation populaire & politique.
Qu’est-ce que l’association Les lucioles du doc ?
Les Lucioles du Doc est une association de loi 1901 militant pour une éducation critique à l’image et pour l’accès aux œuvres et moyens d’expression audiovisuels. Elle utilise le film documentaire comme médium de son engagement, car elle le considère comme un excellent moyen de sensibilisation, d’éducation, de formation et de débat. Elle a vocation à accompagner les structures qui souhaitent s’emparer de cet outil, capable d’encourager le plus grand nombre à se réapproprier les questions fondamentales et basiques de toute société.
Les Lucioles du Doc, c’est un collectif qui, depuis peu, n’a plus de salarié·es et qui repose désormais sur des membres bénévoles. Depuis deux ans, nos actions se concentrent en particulier au sein du quartier de la Place des Fêtes à Paris, où se trouvent nos locaux et où de nombreux liens avec les associations et collectifs de quartier continuent de se tisser malgré les incertitudes ambiantes.
Nos différentes actions sont exposées sur notre site internet, à travers les rapports d’activités, écrits à plusieurs mains, fidèles reflets des péripéties et questions qui nous traversent.
Quelle était la volonté initiale, à l’origine de ce projet ?
Au printemps 2016, l’association clôture une année riche de nombreux projets qui la structurent et le collectif qui l’habite peu à peu. Jusqu’à cette période, toutes les actions des Lucioles du Doc étaient indépendantes les unes des autres. Ces actions composées notamment d’ateliers de réalisation documentaire et de projections-débats, étaient organisées dans différents lieux de la région parisienne. La manière dont les projets associatifs sont financés, en les corrélant au public desservi, incite les structures à compartimenter leurs actions, et nous voulions aller à l’encontre de cette injonction. Il nous a semblé dommage d’animer des ateliers dans des espaces multiples sans faire exister de liens, et nécessaire de remettre en question certaines de nos pratiques.
Au sortir de plusieurs mois de mobilisation autour des manifestations contre la loi travail et du mouvement Nuit debout – au cours duquel les Lucioles ont organisé des projections – l’effervescence politique était encore palpable. Dans ce moment de questionnements pour le collectif, on s’interrogeait sur les liens que nous souhaitions articuler entre le cinéma documentaire, le politique et l’éducation populaire.
Comment construire des espaces de paroles politiques dans des institutions ou des lieux qui ne sont pas faits pour cela ? Quel rôle la création documentaire peut-elle y jouer ?
C’est ainsi que le projet « Constit’ » est né et s’est développé en rassemblant des groupes dans trois espaces différents afin de débattre de leur place dans la société, de leur rapport aux institutions, à la Constitution, en leur proposant aussi d’imaginer leur propre organisation politique. En parallèle, plusieurs participant·es dans chaque groupe devaient être formé·es à la prise de vue et à la prise de son, afin de réaliser des messages vidéos pour permettre la communication entre les groupes.
Cette initiative aura rythmé la vie de l’association deux années de suite, entre septembre 2016 et juin 2017 pour le projet qui a donné lieu au film Rousseau, la mode et la prison ; entre novembre 2017 et juin 2018 pour celui qui est raconté dans le film de Claudine Bories et Patrice Chagnard, Nous le peuple.
Comment avez-vous constitué les trois groupes ?
Travailler avec trois groupes nous est apparu évident afin de créer une meilleure dynamique collective et par souci de mixité. L’organisation aurait été bien trop lourde avec plus de groupes et nous ne souhaitions pas créer un « face à face » en limitant leur nombre à deux.
Une fois la question du nombre tranchée, il a fallu se confronter à l’identité des trois groupes. Nous avons rapidement fait le choix de rassembler des personnes dont la parole ne nous paraissait pas audible dans l’espace public, encore moins sur la question de notre organisation politique. Nous venions de terminer le montage d’un court métrage traitant du conformisme médiatique réalisé par des hommes détenus à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis, et ce nouveau projet nous apparaissait comme un moyen d’aller plus loin dans la démarche, de faire sortir et entendre la voix d’hommes détenus.
Face à un groupe entièrement masculin, nous souhaitions faire entendre la voix de femmes. De plus, nous voulions intervenir avec des travailleur·ses sur leur lieu de travail, ce qui est parfois compliqué. Nous avons pris contact avec ModEstime, chantier d’insertion professionnel autour des métiers de la couture sur L’Île-Saint-Denis. Les salarié·es et responsables ont accepté de nous accueillir pour la première année du projet. Enfin, nous avons souhaité travailler avec des lycéen·nes. Il n’a pas été simple de trouver une équipe pédagogique et une direction d’établissement qui étaient prêtes à nous suivre et à nous garantir un nombre d’heures suffisant avec une classe. Après avoir échangé avec plusieurs enseignant·es, nous avons choisi de travailler avec des élèves de première ES du lycée Jean-Jacques Rousseau à Sarcelles.
Entre novembre 2017 et juin 2018, l’association a reconduit le projet avec trois nouveaux groupes, toujours à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis, toujours au lycée Jean-Jacques Rousseau, mais aussi avec le Collectif Repérages et l’association Femmes solidaires de Villeneuve Saint-Georges et d’ailleurs.
Si nous avons pu engager ces trois groupes dans une expérience aussi longue, c’est parce que nous avions des personnes-relais dans chacune de ces trois structures. Particulièrement à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis, ce sont les salariées du pôle Culture qui étaient nos interlocutrices. Les années de travail en commun et une grande relation de confiance nous ont permis de pouvoir faire entrer des caméras et des micros dans une prison, et, surtout, de faire sortir ce qui avait été enregistré.
Plusieurs fois, nous avons été interrogé·es sur une forme d’« homogénéité» dans le choix de ces trois groupes, du fait qu’ils·elles vivent pour la plupart dans des quartiers populaires de la banlieue parisienne. Nous ne nous reconnaissons pas dans ce terme car il sous-entend que leurs paroles seraient homogènes. Même si nous ne nions pas une forme d’unité dans le choix des groupes, et des expériences communes, il y a aussi de la diversité, du désaccord, partout.
Ce projet ne nous apparaît pas figé, loin de là. Il a pris cette forme-là et elle nous a semblé légitime. Il aurait été tout aussi pertinent de le mener loin de Paris et de sa banlieue, dans des espaces ruraux. Il aurait aussi pu prendre la forme d’une rencontre entre deux groupes, aux profils sociaux sensiblement différents. Toutes ces formes mériteraient d’exister.
Comment vous êtes-vous retrouvé.e.s dans ce film ?
Lorsque nous avons pris la décision de reconduire le projet pour une deuxième année, nous étions porté·es par le sentiment que nous pourrions aller encore plus loin, que ce soit dans le travail d’écriture, dans la formulation de propositions, comme dans le travail commun entre plusieurs groupes. De plus, à l’été 2016, au moment de la construction du projet, deux documentaristes avaient manifesté leur intérêt de filmer les ateliers : Claudine Bories et Patrice Chagnard. A ce moment-là, nous avions préféré maintenir le projet comme prévu à l’origine, à savoir la réalisation collective d’un film, avec des participant·es de chaque groupe. Quelques mois plus tard, au moment où l’envie de reconduire le projet une deuxième année s’est concrétisée, Claudine et Patrice sont revenu·es vers nous avec un intérêt renouvelé et une proposition. Cette perspective impliquait de ne plus faire filmer les ateliers par les participant·es. Cela correspondait-il à la vocation de notre association ? Un deuxième film ne signerait-il pas l’abandon du premier, celui réalisé collectivement ? C’est collectivement que nous nous sommes saisi·es de ces questions complexes et que nous avons décidé de nous lancer dans le projet amené par les documentaristes.
Il a très vite été clair que les participant·es ne pouvaient pas arrêter de filmer, c’est pourquoi il était important que les messages vidéos envoyés entre les groupes soient toujours réalisés par des participant·es et qu’ils puissent éventuellement être intégrés au film. Nous concentrer uniquement sur les messages nous permettrait de libérer du temps pour mieux les préparer, formellement et en termes de contenus . Cela offrait aussi la possibilité d’approfondir l’interaction entre les groupes, d’envisager un travail d’écriture commun, ce qui n’était pas le cas la première année.
Travailler avec Claudine et Patrice offrait par ailleurs la perspective d’une plus grande visibilité. Un film qui avait de bonnes chances de sortir en salles, d’être évoqué dans la presse, d’être sélectionné en festivals, voire diffusé à la télévision, représentait un formidable moyen de faire entendre la voix de personnes insuffisamment représentées et peu entendues.
Enfin, nous pensions qu’il y avait de l’espace pour ces deux films, qu’ils seraient chacun assez singuliers pour avoir leur propre vie.
Comment avez-vous élaboré ces projets d’atelier ?
Comme pour chaque projet au sein de notre association, le projet a été conçu et élaboré lors de temps collectifs, de réunions et de discussions formelles et informelles. Il s’est fabriqué sur plusieurs mois et à plusieurs voix.
Tout au long du processus, chaque Luciole a été invitée à réfléchir et à apporter sa petite pierre. Ce projet a permis de créer des liens forts et durables entre les membres de notre association.
Le tissage du projet, le lien entre les groupes et entre deux ateliers a été l’objet de longues et nombreuses sessions de travail, de débrief, d’allers-retours entre les désirs des participant·es, ceux des réalisateur.trice.s et les nôtres. Parfois ça collait, parfois non. Il fallait en tout cas faire vivre cette communauté de désirs et tenter de les faire grandir ensemble, sans laisser trop de choses de côté.
Cette expérience nous a fait arpenter des chemins très différents, d’une année à l’autre, d’un groupe à l’autre. Chaque groupe nous a apporté son lot de surprises, d’envolées, de doutes, de prises de tête et de joie. En faisant le pari d’écrire un texte commun aux trois groupes, mais aussi de bousculer nos imaginaires et de « partir d’une page blanche » plutôt que de tenter d’améliorer le système politique existant, nous avons essayé, beaucoup, et comme tout travail de déconstruction, cela ne s’est pas fait sans douleur, sans conflit, sans débats et sans de profondes remises en question.
Est-ce que vous pouvez nous parler de la façon dont vous travaillez pour faire rimer cinéma documentaire et éducation populaire ?
Suivant les actions menées, les deux s’articulent de manière très différentes. Les enjeux ne sont pas les mêmes s’il s’agit d’ateliers de réalisation ou d’ateliers de programmation et de visionnage de films. Ce qui est commun, ce sont les enjeux de place et de posture auxquels nous sommes confrontés à chaque fois : comment aborder l’exploration d’un univers ou l’appropriation d’outils techniques dans un accompagnement qui soit juste, laissant à chacun·e la possibilité de trouver une place, de porter une parole, de s’inscrire dans un collectif, dans une perspective émancipatrice ? La plupart de nos actions sont présentées et nourries de ces questionnements dans nos différents rapports d’activités, traces qui nous permettent de cultiver et de consolider au sein du collectif une base de références communes ou encore une « culture des précédents ». L’analyse de nos pratiques est placée au cœur de nos modes d’exploration du lien entre cinéma et éducation populaire.
Depuis quelque temps, l’association se tourne aussi vers d’autres formes documentaires que le cinéma. c’est ainsi que nous avons lancé desateliers de réalisation sonore, de photographie, de collecte de textes, de récits. Ces explorations donnent lieu à des pratiques et à des temporalités d’ateliers différentes.
De quelle façon avez-vous travaillé avec les cinéastes pour faire coexister les ateliers et le film ?
Notre coopération pour faire coexister les deux s’est appuyée sur de nombreux échanges et sur l’explication permanente des enjeux propres à chacune de nos démarches. Nous faisions des réunions improvisées dans la voiture avant ou après un atelier, voire de façon plus préparée, entre deux ateliers. Parfois, nous avons dû faire des réglages au cours d’un atelier. La difficulté de ce travail de coopération a été d’être souples dans certaines de nos attentes et de faire les choses tout en ayant, en toile de fond, une forme d’exigence à ce que « ça donne quelque chose pour le film à la fin ». Par exemple, les enjeux liés au récit documentaire pensé par Claudine et Patrice, notamment le fait de devoir limiter le nombre de personnes apparaissant dans le film, ont beaucoup pesé sur la manière dont les Lucioles ont pu s’emparer du projet. Dans le montage final, les ateliers devaient uniquement être menés par les « personnages » Léa et Jonathan, là où la première année, le groupe de bénévoles était plus large et plus évolutif, ce qui a fini par faire plus largement reposer le projet sur les épaules de ces deux derniers. De manière plus générale, à de nombreuses reprises il s’est avéré que la construction de la dramaturgie, en s’appuyant sur des personnalités fortes, interférait avec les objectifs qui étaient les nôtres et la construction d’une dynamique de groupe. A l’inverse, la présence de l’équipe de tournage, la personnalité, le statut, l’apparence de Claudine et Patrice ainsi que de leur ingénieur du son, Pierre, ont permis de faire émerger des prises de paroles qui n’auraient pas existé sinon. Il a donc fallu composer et trouver des compromis tout au long du processus.
Dans Nous le Peuple, qu’est-ce qui vous a le plus marqué pendant le tournage et au visionnage du film ?
Sur le film, les avis au sein de l’association sont partagés. C’est un objet qui reflète le regard de Claudine et de Patrice. Et même si nous ne souscrivons pas à certains choix opérés au montage par les réalisateur·ices, ou à une partie de leur discours accompagnant le film dans les médias, ils leur appartiennent, c’est le jeu. Cependant, la manière dont une partie des participant·es ont récusé le film, la manière dont les médias se sont concentrés sur la parole des réalisateurs pour évacuer celle des participant·es, le public auquel le film a été finalement montré, sont autant d’événements qui nous ont permis de nous questionner : sur les processus de fabrication documentaire et sur la manière dont un film est à même de représenter une expérience, de rendre compte d’engagements et de paroles fortes, de bout en bout, du tournage aux premières projections publiques. Plusieurs membres de l’association ont accompagné les projections tout au long de l’automne 2019 et plus ponctuellement au début de l’année 2020, accompagné·es de quelques participant·es des ateliers. Les retours étaient parfois très enthousiastes, parfois plus nuancés. Cette expérience a largement marqué l’histoire de notre association, permis de faire venir de nouveaux adhérents, engagé des discussions et retours d’expériences, qui nous ont permis de nous projeter dans de nouvelles actions en prenant en compte les réussites et les ratés de ce projet.
Qu’est-ce que le tournage a eu comme conséquences sur les ateliers ?
Le tournage a demandé un travail de préparation logistique important, notamment au sein de la maison d’arrêt. De plus, s’il était important pour tout le monde que les participant·es soient assidu·es aux ateliers, cela l’était d’autant plus pour les réalisateurs qui avaient en tête la construction progressive de personnages pour le film ; cela a entraîné son lot de difficultés. Le tournage a également supposé que nous trouvions un rythme commun, coupant parfois l’élan à une forme de spontanéité pour attendre que le dispositif de tournage soit prêt. A l’inverse, à d’autres moments, c’est le tournage et la place de la caméra et de la perche à tel ou tel endroit qui sont venus nourrir la participation, éveiller un désir de prendre la parole et de prendre la place, devant la caméra.
La fin du film donne l’impression d’un échec du projet et paradoxalement que quelque chose d’important s’est passé à l’intérieur des groupes et entre les groupes, n’était-ce finalement pas le plus important ?
Il y a eu des rencontres et un processus collectif pour mettre en commun une parole et des propositions d’organisation politiques. Quelque chose d’important s’est passé à l’intérieur des groupes et entre les groupes, à l’intérieur de nous-mêmes aussi, et à l’intérieur de notre association. On a toutes et tous été bousculé·es par cette expérience du collectif, du débat, du dialogue, du consensus. Ce fut une expérience réellement marquante.
Votre émotion est palpable quand vous réunissez les trois groupes, qu’avez-vous ressenti à ce moment-là ?
Une grande émotion effectivement ! Nous avons rencontré des difficultés jusqu’au bout ! La veille encore, la rencontre à l’Assemblée nationale a été remise en question, avant d’être finalement maintenue ! Ce fut une journée mémorable à plus d’un titre, le fait que toutes et tous puissent se voir, échanger, que ce soit du projet ou de tout autre chose ! Puis la rencontre avec les député·es de la Commission des Lois : les participant·es ont exprimé ce qui leur tenait à cœur et pris la place qu’il y avait à prendre. On ne peut être que marqués par la manière dont les trois groupes ont su s’approprier ce moment-là. Si nous avons parfois douté de la nécessité d’aller dans cette institution, après notamment (mais pas que) un premier refus de la Commission des Lois de nous recevoir, il était important pour une bonne partie des participant·es d’aller à la rencontre de député·es, de faire résonner leur voix dans ces lieux-là. Et nous sommes allé·es jusqu’au bout, sans regrets.
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