Mon pire ennemi et Là où Dieu n’est pas
de Mehran Tamadon

Sorties en salles les mercredis 8 et le 15 mai 2024.

Les deux derniers films du cinéaste franco-iranien Mehran Tamadon questionnent l’emprisonnement et les tortures exercées par la République islamique d’Iran contre ses opposants. Chaque film rejoue le face-à-face entre le prisonnier et son tortionnaire, avec l’ambitieux espoir d’ébranler ce dernier, de réveiller sa conscience. 

Photo du documentaire Mon pire ennemi.
Mon pire ennemi © Survivance.

Femme, Vie, Liberté ! Ce slogan est le cri de ralliement de l’opposition au régime de Téhéran depuis la mort de Mahsa Amini. En septembre 2022, cette étudiante kurde iranienne est battue à mort par la police pour « port de vêtements inappropriés ». Un mouvement de protestation embrase alors tout le pays. Comme une réplique nouvelle d’un premier séisme que serait la grande manifestation des femmes contre le voile (déjà), le 8 mars 1979. Dès l’avènement de la Révolution islamique de l’ayatollah Khomeini, une série d’épisodes séditieux menace la jeune République : en 1999 la révolte étudiante du « 18 Tir », en 2019 le soulèvement postélectoral, en 2017 le mouvement des « Filles de la Rue de la Révolution ». À chaque fois, la jeunesse iranienne, et les femmes en particulier, se manifestent bruyamment et la réponse sécuritaire est féroce.

Dans le contexte de la répression brutale des soulèvements de 2022 et selon Amnesty International, l’Iran a condamné à la peine capitale 38 personnes pour « inimitié contre Dieu » ou « corruption sur Terre », 2 personnes pour « défection à l’Islam » et 1 personne pour « rébellion armée contre l’État ». Récemment, le rappeur Toomaj Salehi a été condamné à la peine de mort pour « corruption sur Terre » par le tribunal révolutionnaire d’Ispahan.

Mon pire ennemi & Là où Dieu n’est pas, sont respectivement les quatrième et cinquième longs-métrages réalisés par Mehran Tamadon, mais les premiers tournés en France. Ces deux nouveaux films se complètent et se répondent. Nul besoin d’avoir vu les films précédents. Ils peuvent être regardés l’un après l’autre, ou l’un avant l’autre indifféremment, même si le cinéaste considère maintenant que Là où Dieu n’est pas précède Mon pire ennemi

Stylistiquement, les deux films sont un tournant majeur dans la trajectoire du réalisateur. Pour la première fois, le cinéaste s’inscrit totalement dans le cadre, se met en jeu avec une acuité particulière. Ensuite, la mise en scène s’affirme pour abriter et accueillir une expérience inédite, qui se construit presque sous nos yeux. Dans ces dispositifs où l’architecture joue un rôle à part entière, Mehran Tamadon endosse pleinement un rôle nouveau, celui d’un personnage plus que jamais sur le fil, notamment pour Mon pire ennemi.

Né en 1972 à Téhéran, Mehran Tamadon est architecte de formation. Retourné vivre en Iran en 2000, Tamadon décide de prendre la caméra pour comprendre le régime islamique et ses thuriféraires. Ce sont d’abord les mères des martyrs de la guerre avec l’Irak (Mères de martyrs, 2004), les gardiens de la Révolution (Bassidji, 2009), puis les mollahs (Iranien, 2014).

Tamadon se rapproche à chaque fois du cœur du régime et de son appareil sécuritaire. Le cinéaste chemine périlleusement pour mettre en scène une parole et un rapport de force spectaculairement asymétriques. Face à de redoutables dialecticiens, Tamadon s’enferme dans un huis clos avec ses « pires ennemis » au risque de se faire leur porte-voix, au risque aussi d’être emprisonné ou expulsé.

C’est bien le point de départ de Mon pire ennemi. Privé d’Iran ou plutôt parce qu’il pense ne plus pouvoir y revenir, le cinéaste envisage un film pour « ébranler » les interrogateurs de la République d’Iran. Les Pasdarans (gardiens de la Révolution) sont bien plus que l’Armée des gardiens de la révolution islamique. Ils sont la police politique du régime et à ce titre interrogent les prisonniers politiques à tous les stades de leur détention. 

Photo du documentaire Là où Dieu n'est pas.
Là où Dieu n’est pas © Survivance.

Là où Dieu n’est pas permet de situer leur « travail » à travers un dispositif que Tamadon construit avec ses témoins. Dans un huis clos à l’issue fragile, trois exilés (Taghi Rahmani, Homa Kalhori et Mazyar Ebrahimi) ont accepté de se remémorer la prison et les tortures. Dans des espaces mis à nu, le réalisateur imagine pour chacun·e un espace, un habitacle pour accueillir leur singularité. Le moment est donc délicat et se déplie en interaction avec un cinéaste à la présence discrète, tour à tour instigateur et performeur, confident, ami. Le spectateur perçoit cette tension, conscient du danger de la situation pour les témoins comme pour le cinéaste et l’équilibre du film.

Taghi Rahmani est marié depuis vingt-cinq ans à Narges Mohammadi, prix Nobel de la paix 2023 « pour son combat contre l’oppression des femmes en Iran et sa lutte pour la promotion des droits humains et la liberté pour tous ». Avec Rahmani, sont évoquées les caves et leur promiscuité pour dire les mois d’isolement et partager ses réflexions sur 14 ans de prison, dont 8 passés dans la redoutable prison d’Evin. Installée sur les hauteurs de Téhéran dans le quartier d’Evin, la prison et sa section 219, destinée aux prisonniers politiques gardés à l’isolement complet, reviennent hanter les deux films comme l’épicentre de la violence du système répressif iranien.

Homa Kalhori a subi d’autres humiliations, d’autres interrogatoires. Dans une friche industrielle, elle reconstitue la prison au fur à mesure de son récit, grâce à quelques tasseaux de bois. Kalhori raconte l’oppression des femmes et de leurs corps accroupis, l’étouffante promiscuité mais aussi la solidarité et la résistance. Soudain, l’irruption de chants religieux glace le spectateur, donne corps au travail de programmation mentale, ravive aussi de douloureux souvenirs. « J’ai connu Homa Kalhori grâce à son livre dans lequel elle relate son expérience carcérale au début des années 1980. […] Quelques années plus tard, sous la torture, elle flanche et se repentit. C’est ce changement de bord politique qui m’intéressait initialement dans son histoire. » 

Avec Mazyar Ebrahimi, il s’agissait pour Mehran Tamadon de reconstituer à sa demande une salle de torture. Ayant subi la torture les yeux bandés, le décor lui permet de voir enfin. « Il me parlait d’une peur qui était en train de le quitter […] Il a enfin eu l’impression de comprendre ce qui s’était passé à l’époque. La reconstitution l’a calmé », explique Mehran Tamadon.

Mon pire ennemi va beaucoup plus loin dans la performance et soulève chez les spectateurs comme chez les protagonistes, de violents sentiments contradictoires. Le point de départ de Mon pire ennemi est celui du réalisateur qui imagine « un scénario pour revenir en Iran ». Il cherche un réfugié iranien qui l’interroge comme un agent des services de renseignement iranien le ferait. Avec ce film dans ses bagages, Mehran Tamadon rêve de tendre un miroir à l’interrogateur pour le faire douter et « ébranler » sa position de force. Son film est donc une quête qui repose sur un pari, une expérience pendant laquelle son hypothèse va être constamment examinée, testée et discutée. 

Son cheminement le mène auprès de plusieurs exilés, anciens prisonniers politiques détenus en Iran : Mojtaba Najafi, Soheil Rassouli, Hamid Kalani, Hamze Ghalebi et à nouveau Taghi Rahmani. Tous s’exercent à se mettre dans la peau des interrogateurs en reproduisant les techniques d’interrogatoires qu’ils ont eux-mêmes subis. À ce stade du film, le dispositif semble encore sous contrôle. Mon pire ennemi se présente comme le revers ou le verso de Là où Dieu n’est pas.

Mais c’est avec Zar Amir Ebrahimi que le film bascule dans la performance, que le face-à-face prospectif imaginé par le cinéaste opère enfin sans crier gare. La comédienne, récemment récompensée par le prix d’interprétation féminine à Cannes pour Les Nuits de Mashhad d’Ali Abbasi, va prendre l’ascendant et inverser le rapport de force entre le cinéaste et son personnage. Au fur et à mesure de l’interrogatoire, le réel surgit avec la peur et les humiliations physiques et psychologiques. 

Le film se déplace alors lentement du réalisateur vers l’interrogatrice, qui joue son rôle dans tous les registres. Ebrahimi « ébranle » progressivement Tamadon pendant les deux jours de tournage, le met à nu au sens littéral comme au sens figuré. Le processus provoque une double et douloureuse introspection, et le film libère chez elle une cruelle parole. 

En chemin, Ebrahimi remet radicalement en cause le « scénario » du film. Quel pouvoir peut-il avoir pour changer le système ? Peut-on avoir assez de foi pour espérer que les graines semées puissent germer dans la conscience du tortionnaire pour qu’il renonce à la violence ? Chacun pourra continuer à réfléchir avec le cinéaste à cette hypothèse d’ordre philosophique et à sa validité. Cinéaste du dialogue contradictoire, Mehran Tamadon est désormais un cinéaste du lien, qui développe de singuliers dispositifs pour créer un espace, « un entre-deux » dit-il joliment.

Julien Farenc

Bandes annonces

Rappel

Mon pire ennemi – Réalisation : Mehran Tamadon – 1 h 22 min – 2023 – Production : L’ Atelier documentaire, Box Productions – Distribution : Survivance.

Là où Dieu n’est pas – Réalisation : Mehran Tamadon – 1 h 52 min – 2023 – Production : L’ Atelier documentaire, Box Productions – Distribution : Survivance.

Publié le 13/05/2024 - CC BY-SA 4.0

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