La guerre, en s’éloignant, laisse derrière elle des paysages et des êtres dévastés. Laurent Bécue-Renard capte et met en images la parole rare de femmes et d’hommes qui, coûte que coûte, souhaitent plus que tout survivre, que ce soient ces femmes bosniaques qui pendant un an suivent une thérapie, ou ces soldats américains revenus d’Irak et d’Afghanistan qui se confrontent à la douleur et aux fantômes. Des mots, des regards, des attitudes qui parlent et font écho en nous, avec force et émotion.
« De guerre lasses » est le premier film de la trilogie « Une généalogie de la colère », pouvez-vous nous parler de ce projet ?
C’est une trilogie cinématographique axée sur le legs psychique de la guerre. Singulièrement, sur l’héritage central de la colère induite par l’expérience de la violence collective. Quand j’ai entrepris ce travail, il y a maintenant une vingtaine d’années, je n’imaginais pas encore une trilogie. C’est venu au fur et à mesure, du fait de l’impact de De guerre lasses sur moi, mais aussi sur les spectateurs que j’ai pu rencontrer dans le monde entier sur plusieurs années, à l’occasion de plus de 300 débats. Assez vite après avoir achevé le film, j’ai compris qu’il faudrait un pendant masculin et militaire à cette approche exclusivement féminine. C’est ainsi que j’ai commencé à travailler sur Of Men and War, j’ai alors su qu’il y aurait après un troisième volet centré, cette fois, sur la question de l’enfance et la trace de la guerre, film auquel je travaille actuellement.
Pourquoi ce titre : « Une généalogie de la colère » ?
C’est « une » et pas « la » parce qu’après tout, c’est la mienne et que je ne fais que la proposer en partage. Il aura fallu que j’entreprenne De guerre lasses pour comprendre à quel point la colère est centrale dans ce qui est transmis de l’expérience de la guerre. Je l’ai compris à la fois à travers mes protagonistes-personnages, mais aussi pour et par moi-même, dans le contexte de la guerre de Bosnie dont j’ai été témoin à Sarajevo en y séjournant la dernière année du conflit. Ayant achevé le film, je l’ai ensuite saisi sur la durée, de manière plus intéressante du point de vue analytique, en repensant les guerres dont j’ai hérité - mes grands-pères ayant fait la Première Guerre mondiale et mes parents étant devenus adultes en Normandie pendant la Seconde. Ma perception subjective - ou ma licence poétique - est que l’essentiel de ce qui est transmis dans l’expérience sensible de la guerre est cette colère induite. À bien des égards, j’ai ainsi le sentiment d’avoir grandi dans un pays en colère et je suis intimement convaincu que cette colère vient de l’expérience de la violence collective au 20ème siècle.
Et que peut faire éclore cette colère ?
Quand on parle de colère, ce qui vient tout de suite à l’idée c’est une colère tournée contre quelqu’un ou quelque chose, or, ce que moi je tente d’évoquer, c’est un état de colère sans objet en tant que tel. Souvent les personnages de mes films finissent par dire, en thérapie, qu’ils sont presque devenus la colère elle-même et qu’elle occupe toute leur vie. Cette colère vient nourrir leurs névroses au quotidien. Il s’agit d’une espèce d’irascibilité incontrôlable qui se manifeste dans tous les aspects de la vie, qui devient presque un mode d’être au monde et qui malheureusement se transmet extrêmement bien d’une génération à l’autre. Pour chacune et chacun, cette colère vient en grande partie d’avoir été témoin ou acteur d’une entreprise mortifère dont nul n’a la maîtrise, mais qui affecte leur rapport au monde et à la vie. Or, au départ, eux n’ont pas entamé cette entreprise dont ils sont l’objet, mais cependant, au quotidien, ils ont été sujets et cette chose extérieure a pris le pas complet sur leur vie. C’est ce qui met les gens dans une rage à la fois d’impuissance et de révolte. Plus personne n’est soi-même ; celle ou celui qui existait avant les événements n’existe plus et il faut faire avec celui ou celle que l’on est devenu. À cela s’ajoute un très fort sentiment de honte, que j’appelle aussi une honte d’espèce. Honte d’appartenir à cette espèce qui s’est livrée à la guerre. Tout ceci provoque en sus un sentiment général de trahison par rapport à l’existence et à la vie que vous aviez ou que vous entendiez mener. C’est ainsi que des dizaines d’années plus tard, dans des sociétés, pacifiées en apparence, il y a quelque chose de la guerre qui demeure et qui, à mon sens, se cristallise dans cet état de colère.
Qu’a représenté pour vous le fait de recevoir à Berlin le Prix du film de la Paix pour « De guerre lasses » ?
Déjà, ce qui représentait beaucoup c’est que mon film soit sélectionné à la Berlinale. C’était mon premier film, je ne venais pas du monde du cinéma, je n’avais jamais eu l’intention d’en faire avant d’entreprendre De guerre lasses. Ce prix, qui est assez ancien maintenant, est de surcroît transsection, le film a donc été choisi parmi une quarantaine d’œuvres de fictions et de documentaires. Mais au-delà, le prix m’a peut-être permis de nommer la question centrale de mon travail, c’est-à-dire effectivement la question de la paix, au sens d’un apaisement, notamment par rapport à cette question de la colère, pour mes personnages, au premier chef, mais aussi a fortiori pour moi et je l’espère pour les spectateurs à quelque degré que ce soit et quelle que soit la distance dans le temps. Recevoir le Prix du film de la Paix était un bel hommage et cela me semble peut-être encore plus approprié à 17 ans de distance, qu’à l’époque.
Pour ces deux films, avez-vous beaucoup réfléchi à la façon dont vous alliez filmer cette parole pleine de colère et de douleur ?
Vous allez sans doute être surprise, et c’est peut-être l’insolent avantage d’être autodidacte, mais tout a été extrêmement évident pour moi, aussi bien au tournage qu’au montage. Je me suis posé bien des questions mais les réponses coulaient souvent de source. J’étais extrêmement libre dans mon travail et il y a eu une progression dans cette liberté entre mes deux films. Pour «Of Men and War», j’ai fait face à de lourdes interrogations parce que je n’avais pas prévu au départ que je serais amené à filmer moi- même les séances de thérapie. Mais les réponses sont finalement venues là aussi de manière extrêmement simple. Idem au montage, il s’est étalé sur quatre ans - dont deux ans et demi très denses à temps plein - mais au quotidien, c’était quelque chose de souvent très évident. Et si ça a pris autant de temps, c’est parce que c’est un long travail analytique. Chaque mot, chaque association de mots, à la fois à l’intérieur d’une même séquence et dans le dialogue des séquences entre elles, n’est ainsi jamais là par hasard.
Dans le film « De guerre lasses », la psychothérapeute explique à une des femmes à quel point la transmission de la parole et de l’écoute est importante, est-ce que vous avez filmé vous aussi dans cette optique ?
Je ne sais pas si, quand j’ai commencé, j’en avais véritablement conscience, mais en tous cas disons que j’en avais l’inconscience, sinon je n’aurais pas fait ces films-là et surtout je ne les aurais pas faits comme ça. Je pense, effectivement, qu’il y a dans mon travail une espèce de militance à tendre des miroirs aux contemporains en leur disant : je vous raconte une histoire qui se passe à tel endroit, à tel moment mais dans le fond ça parle de vous, d’où vous venez, ailleurs dans l’espace-temps. Très souvent, à l’issue des projections, au moment du débat – qui est une espèce de continuation du film – c’est de cela dont il est question. C’est un début, un premier pas ; je ne sais pas ce qu’en feront les gens, mais je pense qu’on ne peut sortir de l’état de colère généralisé que si chacun fait un travail individuel à sa manière. L’important est de cesser de faire comme si tout cela n’avait pas eu lieu, sinon c’est la garantie à la fois du maintien dans cet état de colère, et à terme de la reproduction de ce même tragique dont nous venons. Nos sociétés sont à la fois solides et très fragiles. Demain, une occurrence extérieure peut ranimer en nous la colère sourde qui sera alors forcément mauvaise conseillère. La phrase à laquelle vous faites référence est une incitation de la thérapeute bosniaque à ce que chaque patiente puisse elle-même faciliter le travail psychique d’autrui, mais aussi à ce que chacune continue à le faire pour elle-même. Dans la pratique je ne sais pas si cette femme aura entrepris quelque chose pour ses camarades de mauvaise fortune, mais au moins transmettra-t-elle peut-être seulement l’aspect « positif » de cette expérience de la guerre, c’est à dire le fait qu’elle ait survécu et décidé de continuer à vivre. Ce désir de sortir de l’entreprise mortifère est d’ailleurs la caractéristique de tous mes personnages, sinon ils ne seraient pas venus en thérapie. Ils savent tous qu’ils en crèvent au quotidien, à petit feu, et que cela doit cesser pour eux comme pour les autres. C’est pourquoi ils font ce travail douloureux et ardu pendant des semaines, des mois, des années, cherchant à tout prix la façon de se réenraciner dans la vie en dehors du mortifère dont le cœur est la colère.
Avez-vous ressenti le besoin de les suivre après les films ?
Du temps de « De guerre lasses » les réseaux sociaux n’existaient pas. J’avais épisodiquement des nouvelles par la thérapeute et mon interprète qui gardaient le lien. Je suis retourné les voir à plusieurs reprises, mais la dernière fois, c’était onze ans après le film, il y a sept ans déjà. Entre temps j’ai fait « Of Men and War », et là les réseaux sociaux existaient, alors je suis resté en lien avec tous ces nouveaux protagonistes, y compris ceux que j’ai filmés et qui ne sont pas dans le film. Puis, les enfants des femmes de De guerre lasses sont arrivés sur les réseaux sociaux et j’ai retissé des liens avec ces femmes via leurs enfants. Ce sont des liens de réseaux sociaux, mais il arrive de temps en temps que j’aie de vrais échanges à l’occasion d’un anniversaire ou de la publication d’une photo. Tous, pour le coup, on le sent des années après, sont assez fiers que les films existent, qu’il y ait une espèce de preuve matérielle de leur cheminement et de leur travail de réenracinement dans l’existence. Au reste, une des femmes de De guerre lasses, au moment où elle a quitté la Bosnie pour émigrer aux États-Unis, voulait absolument emmener la VHS du film. Je pense que l’existence de ce récit lui donnait, sur le plan psychique, un élément de socle sur lequel adosser la construction d’une nouvelle vie outre-Atlantique. C’était un des plus beaux hommages qui pouvait être fait, à la fois au travail qu’elle avait accompli en thérapie et au travail cinématographique qui avait été accompli avec ce travail qu’elle avait accompli.
Pouvez-vous nous en dire plus sur le troisième volet de cette trilogie ?
Ce sera un film sur des enfants d’aujourd’hui témoins de la guerre des adultes et le modus operandi sera a priori le même. Je cherche ainsi des enfants qui font un travail thérapeutique en huis clos, c’est-à-dire dans un espace de vie où, au quotidien, il y a un travail thérapeutique individuel qui est mené en collectivité pendant une période bornée. Vous savez, c’est à dessein que je ne suis pas allé chercher des gens en simple consultation non seulement parce que je pense, à bien des égards, que ce travail intense au quotidien est vraiment vital dans l’immédiat après trauma, mais aussi parce que la collectivité de vie crée une collectivité de destins liée à la survivance à l’expérience traumatique. En outre, ce huis clos en collectivité nourrit de manière essentielle la dramaturgie de leur survivance. Et ces interactions m’intéressent même si elles sont silencieuses. C’est très visible dans Of Men and War, car tout le monde ne dira pas tout mais d’une certaine manière tout sera dit, à la fois dans la présence des corps et dans cette alternance entre collectif et individuel. In fine, il s’y répète de la sorte des choses qui ont déjà été décrites à maintes reprises depuis des milliers d’années. Les tragédies d’Eschyle par exemple nous racontent exactement la même histoire. Et avec les mots d’aujourd’hui se redit dans ces films quelque chose qui a déjà été perçu et écrit par les Anciens. On fait chacun ce qu’on peut, là où l’on est à l’instant où l’on vit. Ces films sont ainsi une contribution du moment à ce récit sans fin.
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