Poulet frites
de Yves Hinant et Jean Libon

Sortie en salles le mercredi 28 septembre 2022

Après Ni juge, ni soumise en 2018 (César et Magritte 2019 du meilleur film documentaire), Yves Hinant et Jean Libon nous proposent Poulet frites, une immersion dans le quotidien d’une enquête policière dont l’indice est la présence de frites surgelées dans le bol alimentaire de la victime.

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Le commissaire Jean-Michel Lemoine in Poulet frites © Apollo Films

L’avis de la bibliothécaire

Strip-tease en quelques mots

En 1985 sur la RTBF puis en 1987 sur FR3, le mercredi soir, sont diffusés des reportages qui secouent le cocotier de l’écriture du documentaire télévisé. « Strip-tease, l’émission qui vous déshabille » impose son style fait d’ironie et d’un sens aigu de l’immersion dans la vie quotidienne de gens (extra) ordinaires, de Monsieur-et-Madame-Tout-le-monde, filmés au plus près, face à eux-mêmes, dans leur milieu. La grammaire des épisodes de Strip-tease s’appuie non seulement sur le cinéma-vérité (pas de commentaire, pas d’interview, pas de voix off) mais aussi sur les ressorts et l’influence des comédies sociales à sketches italiennes. Programme « culte » provoquant réactions et débats, Strip-tease s’est démarqué de la télévision formatée. Décrypter et dénoncer la société, en mêlant aux séquences filmées  le sel et le sucre de la vie (humour noir, absurde, désespoir, brin de poésie), tels furent les ingrédients d’une alchimie qui visait à toucher le point sensible, à aborder des sujets (souvent) déplaisants sans jamais se départir du tragi-comique des situations. L’intention des réalisateurs était le dévoilement (l’effeuillage progressif) devant la caméra des personnes filmées et la découverte de leur intimité par les spectateurs. Cet exercice délicat doit s’efforcer de faire tenir un subtil équilibre entre le déshabillage (consenti) des filmés et le voyeurisme (contenu) des spectateurs. Tout l’art réside dans la réalisation. De jeunes pousses, saluées aujourd’hui pour leur talent, sont sorties de l’école Strip-tease : Joachim Lafosse, Benoît Mariage, entre autres. L’aventure Strip-tease s’est achevée en 2012.

Poulet frites ou comment un épisode de Strip-tease, diffusé au début des années 2000, fut « cannibalisé » par Jean Libon

Le 20 mars 2020, la Belgique se confine trois jours après la France. À la même date, un contrat est signé entre Le Bureau (producteur de Ni juge, ni soumise), Canal Plus et France 3 pour un film à venir. Afin d’honorer les termes du contrat et de respecter les délais, Jean Libon décide de reprendre un épisode de Strip-tease des années 2000 dont il n’était pas satisfait : Le Flic, la juge et l’assassin. Il est convaincu qu’il y a matière à faire un vrai polar avec cette histoire filmée vingt ans plus tôt. Grâce au fin fond d’une armoire et/ou aux dieux des archives refoulées, il retrouve les rushes dans une caisse délaissée (120 heures d’images). S’ensuivent un revisionage intégral et un remontage qui aboutit à Poulet frites. « C’est donc la même matière mais il y a beaucoup de différences », déclare Libon. De même que Raymond Chandler (le père de Philip Marlowe) cannibalisait ses nouvelles pour écrire ses romans policiers, Jean Libon retravaille sa matière filmique pour en faire un film autre, perçu comme un documentaire et comme un polar.

Poulet frites : un docu-polar en noir et blanc

Si le sujet principal du Flic, la juge et l’assassin était l’institution judiciaire belge, Poulet frites se concentre sur l’enquête. Ce changement de focale narrative, de perspective est une différence de structure. En revanche, ce qui saute aux yeux est le passage de la couleur au noir et blanc. Ce choix radical est une citation sans équivoque de l’esthétique du film noir américain des années 40 et 50 (héritier du cinéma expressionniste allemand) qui nous a offert nombre de chefs-d’œuvre.

Le passage du documentaire de télévision au cinéma n’a pas remis en cause les principes fondateurs de Strip-tease, novateurs et inédits à la télé dans les années 80 : aucune musique à l’exception du générique de fin (« Combo belge »), pas de voix off, ni de commentaire, ni d’interview des protagonistes, aucun visage flouté, aucun enfant filmé, aucun écrit préalable (la scénarisation naît du montage). Reporter pendant de nombreuses années à la télévision (ayant souvent couvert des conflits), Libon reste fidèle à une démarche journalistique qui ne s’embourbe pas dans les sables mouvants de l’objectivité mais revendique la responsabilité, l’éthique et la déontologie du filmeur « qui est au centre de Strip-tease comme de Poulet frites. Rien n’y est inventé, je n’ai jamais mis un seul mot dans la bouche des gens que j’ai filmés ». Pour Libon  « tout est dépendant de ce qui se passe dans la réalité qui, quelque part, écrit le scénario en temps réel. Sur Poulet frites, ma seule liberté a été cette envie de tendre vers une ambiance de film noir ». Faire référence au genre littéraire et cinématographique noir c’est donner paroles et images à un genre qui s’intéresse de près à la sociologie et privilégie l’expression de la critique sociale. Cependant cette écriture du réel se double d’une mythologie contemporaine qui repose principalement sur le héros (le détective privé, le journaliste, le flic) et l’espace qu’il traverse, de nuit, sous la pluie, tandis que les pavés et l’asphalte reflètent les lumières et les contrastes de la ville, The Asphalt Jungle.

Poulet frites, un documentaire à la croisée de deux chemins : la curiosité sociétale du réalisateur et sa cinéphilie

Libon filme et suit une enquête de police du début à la fin « non pas pour montrer un policier en action – ça, je n’en ai rien à foutre. Mais pour montrer ce qui se passe dans les creux, pour témoigner de comment ce policier et ses équipiers vivent au quotidien, leurs relations. Là-dessus s’est collé mon rapport au cinéma qui est finalement assez basique : je suis un cul-terreux du fin fond de la Wallonie. Chez moi, la culture se résumait au match de foot du dimanche après-midi. Jusqu’au moment de faire mes études, je n’ai dû voir que trois films dans ma vie, dont un qui m’a marqué : Le Troisième homme. Je l’ai vu à cinq ans, mais il est resté gravé dans ma mémoire. Et c’est sans doute en partie ce qui m’a poussé à intégrer une école de cinéma. Sauf que ce que j’y ai appris a été chamboulé par la réalité de la vie… Aucun scénariste ne peut rivaliser avec ce que peut inventer la vie. Ça a forgé ma conviction : je ne ferai jamais de film de fiction ».

Documentaire, certes ; aux couleurs des meilleurs polars, oui sans hésitation. Et pourtant, Poulet frites n’est-il pas une reformulation de la réalité ? Une œuvre qui tire sa matière et sa substance d’images tournées il y a plus de vingt ans, (devenues des archives par-là même) dans le but de réécrire une enquête policière ?

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Le commissaire Lemoine et la juge Anne Gruwez in Poulet frites © Apollo Films

« Ceux qui vivent sont ceux qui luttent. Les autres, je les plains.  » Victor Hugo

Dans le cahier des charges de Strip-tease on peut lire cette contrainte : « Un court poème lu à la fin ». C’est un quatrain qui concluait chaque documentaire de la collection. Poulet frites se clôt avec la citation tronquée* du livre IV des Châtiments de Victor Hugo.

Avant d’aboutir à cet alexandrin, il faut essayer de cerner les enjeux de l’enquête menée par l’équipe de la brigade criminelle de Bruxelles dirigée par Jean-Michel Lemoine. Écoutons-le dialoguer avec Alain, le principal suspect, toxicomane, voisin et ancien compagnon de la victime, un homme âgé de 37 ans dont 16 passés en prison, qui fait figure de coupable idéal.

« – J’essaye de comprendre, je t’écoute, je constate, j’entends les autres, et je suis obligé de mettre les choses les unes derrière les autres et comprendre ce qui s’est passé cette nuit-là. Dans le bol alimentaire de la victime, il y a des frites dont certaines sont pratiquement intactes » (J.-M Lemoine)

– Si elle a des frites, je lui ai donné des frites, alors (Alain)

 – La Belgique est le pays de la frite, je ne vais pas me satisfaire d’une déclaration comme ça. Elle a tes frites dans son ventre.

 – Ah d’accord.

– Elle n’a pas de frites chez elle, pas une seule frite. Ce qui m’a frappé, c’est le calibre de la frite, ce sont précisément les mêmes, à l’autopsie, ça m’a crevé l’œil. »

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Le commissaire Lemoine pendant un interrogatoire d’Alain (de dos) in Poulet frites © Apollo films

Le commissaire Lemoine a l’art et la manière de conduire un interrogatoire. Il avance, il est tendu vers la recherche de la vérité. Cependant, il est traversé de doutes, il sait qu’une hypothèse se doit d’être contrecarrée par une contre-hypothèse. Cependant il avance, il progresse grâce aux conclusions de la police scientifique et technique, auxquelles se mêlent les dénégations du suspect, sa mémoire défaillante, lacérée par les effets de la drogue. L’enquête s’articule autour d’interrogatoires persévérants et endurants, d’auditions de possibles témoins, de la recherche d’indices dans l’immeuble où fut perpétré le meurtre à l’arme blanche d’une femme (elle aussi droguée et se livrant à la prostitution), d’enregistrements de vidéo-surveillance. À cela s’ajoute, telle la cerise sur le gâteau, la confrontation d’hypothèses entre les policiers et la juge intrépide de Ni juge, ni soumise, Anne Gruwez, à l’engagement professionnel sans faille, et aux réflexions parfois déconcertantes et fantasques. Le doute, le cheminement de l’enquête dans plusieurs directions et donc la présomption d’innocence, sont au cœur du film. La misère sociale y est mise à nu sans pour autant réprimer l’humanité ou éclipser la compassion, sans refouler l’humour ou l’ironie, la tragi-comédie du quotidien ou le fatalisme d’un protagoniste : « Si je l’avais tuée, je m’en souviendrais quand même ! » (Alain) ; « Le monde est comme ça ».

Au-delà d’une enquête, au-delà d’une investigation passionnante où le diable pointe le bout de son museau dans les détails, Poulet frites fait le portrait d’outsiders, de marginaux et de rejetés de nos mégalopoles où se côtoient drogues, migrants, trafics en tous genres, violences multiples,… Le Victor Hugo des Châtiments est cité en fin d’opus. Le film n’est-il pas une vision de Misérables contemporains (avec un zeste de Zola et une pincée d’un humour à la Chandler) que les policiers-enquêteurs s’acharnent à considérer avec respect, humanité, sans oublier toutefois les stratagèmes inhérents à leur métier ? Tandis que le noir et blanc sublime les contrastes et les protagonistes, Poulet frites raconte la déréliction d’un coupable bien trop vite désigné, les errements et tâtonnements d’une enquête, les obstacles et les impasses du fonctionnement judiciaire.

* « Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent ; ce sont / Ceux dont un dessein ferme emplit l’âme et le front, / Ceux qui d’un haut destin gravissent l’âpre cime, / Ceux qui marchent pensifs épris d’un but sublime, / Ayant devant les yeux, sans cesse, nuit et jour/ Ou quelque saint labeur ou quelque grand amour./ C’est le travailleur, pâtre, ouvrier, patriarche ; / Ceux dont le cœur est bon, ceux dont les jours sont pleins / Ceux-là vivent, Seigneur ! Les autres, je les plains. » Telle est la citation exacte (Victor Hugo, Les Châtiments, Livre IV).

Isabelle Grimaud

Bande annonce

Rappel

Poulet frites – Réalisation : Yves Hinant et Jean Libon – 2022 – 1 h 40 min – noir et blanc – Distribution : Apollo Films

Voir aussi :

« Strip-Tease » se déshabille, de Marco Lamensch

Une histoire de l’émission documentaire Strip-tease par l’un de ses créateurs, à travers des résumés, des anecdotes, des explications et des révélations sur les moments marquants de l’émission. ©Electre 2018

Publié le 28/09/2022 - CC BY-SA 4.0

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