Ressources numériques : que choisir ?
entretien avec Emmanuelle Suné de la Bpi

Livres numériques, presse en ligne, vidéo à la demande, musique dématérialisée, programmes d’autoformation… Les bibliothèques publiques développent aujourd’hui des offres numériques riches et variées. Mais face à un secteur en constante mutation économique et technique, le choix en matière de ressources numériques s’avère de plus en plus complexe pour les bibliothécaires.

Doigt pointant vers un écran d'ordinateur

Emmanuelle Suné, bibliothécaire au service des ressources numériques de la Bibliothèque publique d’information et négociatrice Réseau Carel, explique comment construire une offre numérique cohérente en bibliothèque, et sur quels critères s’appuyer.

Peux-tu définir ce qu’est une « offre numérique » ?

Une offre numérique est un flux de contenus associé à des services. Les contenus peuvent être la version digitale de documents physiques, la version augmentée de documents existants ou des productions spécifiquement créées pour le Web. Les services peuvent être des fonctionnalités (téléchargement, impressions, etc.), des agrégateurs avec des contenus éditorialisés, des services identifiés à distance en lien avec les usagers.

À quoi souscrit la bibliothèque dans une offre numérique ?

Lorsqu’une bibliothèque souscrit à une ressource numérique, elle s’abonne à un flux. À la cessation d’abonnement, la bibliothèque perd la collection et le service. La bibliothèque paye un droit d’accès à du contenu, et ce contenu est fluctuant. Par exemple, sur une offre de kiosque de presse en ligne ou une offre de livres numériques, la bibliothèque ne maîtrise pas les entrées et les sorties de titres puisque celles-ci dépendent des négociations de l’agrégateur avec les ayants droits.

Ce flux de contenu est associé à un service. Par exemple, la plateforme RetroNews propose un catalogue de presse ancienne issue des collections de la Bibliothèque nationale de France. Mais, à la différence de Gallica, l’attractivité de Retronews réside dans son outil de recherche et son éditorialisation. Ses fonctionnalités ont été conçues pour faciliter le travail des chercheurs, des journalistes et des professeurs.

Ainsi une offre numérique peut être considérée comme unique. Aucune offre ne propose le même contenu associé au même service.

Les bibliothécaires évaluent également la plus-value d’une offre numérique onéreuse par rapport aux ressources numériques dites « gratuites ». On peut s’interroger sur le modèle économique des ressources numériques. Sont-elles financées par la publicité ? Si c’est gratuit, bien souvent, le produit ce sont les usagers. La monétisation des données personnelles et des données d’usages est également un modèle économique généralisé. Dans les discussions avec l’éditeur, Réseau Carel veille à ce que l’éditeur ne monétise pas les données d’usages des usagers et respecte le RGPD.

Une offre numérique, c’est donc une offre de service à part entière. Peux-tu nous dire ce que cela engage au sein d’une collectivité, d’un établissement, des équipes ?

Contrairement aux idées reçues, le numérique ne fonctionne pas tout seul, ce n’est pas automatique. Pour certains collègues, constituer une bibliothèque numérique équivaut même à ouvrir une nouvelle bibliothèque.

Tout d’abord, une offre de ressources numériques doit s’inscrire dans un projet de service. Par exemple, constituer une offre de livres numériques sur PNB, c’est organiser un circuit d’acquisition partagé, impliquant différents acquéreurs, avec une coordination du développement des collections, de la gestion budgétaire, de la gestion des commandes (coordonner les paniers de commandes, gérer les jetons et les réassorts…)

Ensuite, il va falloir coordonner le signalement, la mise en œuvre technique, la formation des bibliothécaires à la valorisation des ressources, la mise en place de la hotline auprès des usagers. Les collègues qui mettent en œuvre ce type de projets savent l‘importance de l’investissement en ressources humaines.

Enfin, la mise en œuvre d’une offre numérique peut constituer un projet managérial, comme par exemple fédérer différentes bibliothèques sur un réseau, que ce soit au niveau des chargés de collections ou au niveau des directions d’établissements.

De plus, la gestion de collections numériques exige des compétences à la fois variées et spécifiques : la veille, les négociations, la coordination avec le service juridique pour les marchés publics, la coordination avec le service du catalogue pour les accès et le signalement, le moissonnage des métadonnées, la coordination avec le service informatique pour la mise en place technique, la formation des bibliothécaires et des partenaires, la communication et la valorisation des ressources, et enfin l’évaluation.

De nombreuses bibliothèques éprouvent des difficultés à recruter sur ce type de poste. Par manque de ressources humaines, on peut être tenté de confier toute la gestion de l’offre numérique à un prestataire extérieur qui s’occupera de tout. Cette forte dépendance vis-à-vis d’une entreprise peut représenter un risque financier important. La collectivité peut alors se trouver pieds et mains liés à un prestataire en position d’augmenter la facture.

Quelles sont les bonnes questions à se poser quand on souhaite mettre en place une offre numérique ?

Comme pour tout projet, la première question à se poser est celle des objectifs. Pour déterminer les objectifs, il faut se poser la question des besoins. Quels sont les besoins ? Les besoins de qui ? Les besoins du public (formation…) ? Les besoins des bibliothèques (fédérer un réseau) ? Les besoins propres à un territoire (s’agit-il de faire exister un territoire, de réduire des inégalités sur un territoire…) ? Quelle est la commande des élus, la commande politique ? Par exemple, une bibliothèque départementale va porter un projet d’offre numérique car elle a les moyens de mettre en place l’infrastructure technique contrairement aux petites bibliothèques rurales. Pour ce projet fédérateur, la bibliothèque départementale mènera une enquête auprès des bibliothèques du territoire afin de déterminer leurs besoins.

La deuxième question à se poser est donc celle du besoin documentaire. Prenons comme autre exemple une bibliothèque où le fonds DVD est de moins en moins emprunté. La direction va alors potentiellement se demander s’il faut mettre à disposition du public une offre de VoD, afin de suivre l’évolution des usages. Or, le grand remplacement des collections physiques par des collections numériques est un fantasme. Au sein d’une bibliothèque, les collections physiques et les collections numériques restent complémentaires et s’inscrivent dans la même politique documentaire.

En dernier lieu, se pose la question du périmètre territorial. L’offre documentaire d’une offre numérique s’inscrit dans un territoire et dans la carte documentaire du territoire. Quels sont les habitants bénéficiaires de l’offre ? La population est-elle bénéficiaire de plusieurs offres numériques ? Dans quelle mesure ces offres sont-elles complémentaires ? Est-il possible, pour davantage de lisibilité et de synergie, de s’associer entre collectivités pour proposer un portail d’accès commun ? Par exemple, la communauté urbaine de Caen la mer et le département du Calvados ont réussi à financer ensemble un service de contenu en ligne la boîte numérique.

Comment choisir concrètement ses ressources numériques dans un marché foisonnant ?

Pour commencer, je conseillerais de partir du catalogue Carel, qui comporte des fiches de présentation accessibles à tous. Ce catalogue réunit 88 offres adaptées aux besoins des bibliothèques et aux tarifs pré-négociés. Elles sont réparties en sept catégories thématiques : Autoformation, Image et son, Presse, Jeunesse, Ebook, Généralités et Outils pro. Cette dernière catégorie réunit des outils de valorisation et des bases bibliographiques. Le catalogue donne à voir le résultat des négociations. Les bibliothèques peuvent nous adresser les éditeurs qu’elles souhaiteraient voir au catalogue. Sur la fiche d’évaluation, vous retrouverez les coordonnées commerciales de l’éditeur, les évaluations du conseil d’administration, des adhérents, et les commentaires récoltés lors des enquêtes Carel. La fiche tarifaire permet d’évaluer le coût de votre offre et les avantages Carel. Un nouveau site Réseau Carel sera publié en début d’année 2024.

Au regard de ton expérience auprès des bibliothèques et des fournisseurs, quels sont les critères de choix qui te semblent importants ?

Les bibliothèques peuvent envisager des critères éliminatoires et le respect de grands principes. Il n’existe pas d’offres parfaites qui répondraient parfaitement à chacun des critères. Il s’agit d’interroger l’acceptabilité d’une offre et définir des priorités.

Sécuriser la dépense

Les contraintes budgétaires étant fortes, les bibliothèques ont intérêt à sécuriser leurs dépenses. Une attention particulière devra être portée au modèle tarifaire.

Par exemple, la Bpi ne souscrit pas à des ressources tarifées à l’acte (ou au jeton) et privilégie le forfait annuel. L’effet pervers de la tarification à l’acte est que notre travail de promotion de la ressource nous conduit à augmenter notre facture jusqu’à parfois être obligé d’arrêter une ressource qui a trop de succès auprès du public. La hausse des consultations pendant le confinement a révélé l’effet pervers de la tarification à l’acte.

Favoriser l’accès sans limiter l’usage

Les modes techniques d’accès font aussi l’objet de négociation. L’accès à la ressource doit être le plus simple et le plus aisé, afin d’encourager l’usage. En effet, une authentification de l’usager trop complexe décourage l’usager.

La tarification forfaitaire par accès simultané permet de limiter le coût de l’abonnement surtout pour un réseau desservant une importante population. Cependant, cette tarification limite l’usage et empêche par exemple l’utilisation d’une ressource en groupe.

L’accès est également favorisé par une interface simple d’utilisation. Cette simplicité et rationalité des plateformes vont de pair avec l’accessibilité et la sobriété numérique.

Accessibilité

L’accessibilité devient un critère important de choix de ressources puisque c’est une obligation légale. Les règles d’accessibilité qui font référence se nomment WCAG (Web Content Accessibility Guidelines). Elles sont définies à un niveau international et sont publiées par le W3C (World Wide Web Consortium). Elles sont organisées en trois niveaux croissants d’accessibilité : le niveau A, le niveau AA et le niveau AAA. L’accessibilité numérique des services publics, inscrite dans la loi du 11 février 2005-102 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapés (art. 47), est une obligation à laquelle l’ensemble des bibliothèques de lecture publique doivent répondre. Le Référentiel général d’amélioration de l’accessibilité (RGAA) donne un cadre général pour l’accessibilité des sites et des services numériques proposés par les collectivités territoriales.

La montée en puissance de ce critère de choix dans les appels d’offres conduit les éditeurs à se mettre en conformité. L’accessibilité numérique est un ensemble de bonnes pratiques graphiques, fonctionnelles, techniques et rédactionnelles, permettant de s’assurer que les supports numériques (documents, sites internet, applications mobiles…) sont parfaitement accessibles à tous les utilisateurs, y compris à ceux en situation de handicap.

Ces bonnes pratiques permettent que les interfaces puissent être correctement utilisées :
– Au clavier, sans la souris ;
– Avec un lecteur d’écran (synthèse vocale et / ou plage braille) ;
– En personnalisant l’affichage (changement de couleur, de taille de texte, de police de caractère, etc.) ;
– Sans le son (avec des sous-titres par exemple).

L’accessibilité est utile à de nombreux utilisateurs, y compris aux utilisateurs daltoniens, dyslexiques ou dyspraxiques, aux utilisateurs photosensibles, aveugles ou malvoyants, sourds ou malentendants, à ceux qui ont des tremblements ou un handicap moteur rendant complexe voire impossible l’utilisation d’une souris ou d’un clavier. De manière générale, l’accessibilité numérique s’avère également être un confort pour tous.

La loi du 9 mars 2023 et ses deux textes d’application, un décret et un arrêté parus respectivement au Journal officiel du 15 et du 22 août 2023, viennent de préciser les conditions d’accessibilité des livres numériques et des logiciels nécessaires à leur utilisation. Dès le 28 juin 2025, le secteur du livre numérique devra se conformer aux exigences d’accessibilité, sous le contrôle de l’Arcom.

Numérique responsable

Le numérique responsable est une démarche d’amélioration continue qui vise à améliorer l’empreinte écologique et sociale du numérique. Il s’agit de tendre vers des services publics numériques inclusifs. Ainsi, la problématique de l’accessibilité rejoint celle du numérique responsable.

De la même façon, l’accessibilité d’une plateforme, son écoconception, son interopérabilité, sa rétrocompatibilité, sa simplicité, la rationalité de son architecture et de ses fonctionnalités réduisent la dépense d’énergie nécessaire au fonctionnement du site et son impact environnemental. Par exemple, la vidéo en streaming consomme beaucoup d’énergie et a un plus fort impact environnemental que le téléchargement. Pour limiter son impact environnemental et permettre aux usagers habitant en zone blanche d’accéder à son offre, Médiathèque numérique Arte a mis en place la possibilité de télécharger le film dans le player.

Le critère RSE (Responsabilité sociétale des entreprises) a récemment été introduit dans la commande publique. La loi n°2023-973 du 23 octobre 2023 relative à l’industrie verte accélère la prise en compte de critères environnementaux dans la commande publique. Cependant, les critères d’évaluation RSE restent encore à définir et à normaliser.

Sur cette question, on peut saluer le travail de la commission bibliothèques vertes de l’ABF.

Recommandations de sécurité et respect du RGPD

La sécurisation des téléservices est un enjeu fort pour les collectivités. Et la protection des données personnelles des usagers est une obligation légale traduite dans le règlement général sur la protection des données (RGPD). C’est donc également un critère de choix à introduire dans les marchés publics. Par exemple, le comité d’homologation des téléservices de Grenoble demande à chaque fournisseur de service numérique la mise en place de certificats RGS (Référentiel général de sécurité). Dans la mesure où ces démarches de mise en conformité sont coûteuses, il est important de valoriser les efforts consentis par les prestataires. De la même façon, la ville de Grenoble demande la suppression automatisée des comptes usagers non utilisés depuis un an et des données qui y sont associées.

Mesurer les usages

Au regard des sommes engagées, l’évaluation des usages des ressources numériques en bibliothèques est une question cruciale. Par exemple, la bibliothèque départementale des Côtes d’Armor s’abonne à des ressources qui mettent à disposition un module administrateur permettant de mesurer les usages. Elle peut alors juger du succès d’une ressource auprès du public, évaluer si la ressource rencontre son public et éventuellement désherber les ressources jugées sous-utilisées rapport aux sommes engagées. L’évaluation des usages est en elle-même une vaste question. En effet, les données d’usage sont encore très hétérogènes, elles restent à définir et à normaliser. Le consortium Couperin recommande aux fournisseurs de contenus académiques le guide de bonnes pratiques Counter 5 afin de produire des données d’utilisation comparables et fiables. Le chantier d’adaptation de ces travaux reste à mener en lecture publique.

Pour décider de garder une ressource, sur quels critères s’appuie-t-on ? Quel est le bon rapport coût / usages ? Où met-on le curseur ? Le même critère est-il applicable à toutes les ressources ? Par exemple, on sait que le cinéma documentaire sera moins regardé que les blockbusters américains. Doit on arrêter de proposer du cinéma documentaire au motif que cela ne « marche pas » ? Que signifie « cela ne marche pas » ? Quelles sont les attentes en termes d’usage pour tel ou tel type de ressource ? Cela conduit à se reposer la question initiale de pourquoi une offre plutôt qu’une autre ? Cela revient à se poser la question de nos missions. Et on peut estimer que la diversité documentaire en fait partie, au même titre que pour les collections physiques. Une offre numérique peut être considérée comme une extension des collections physiques, constituées de façon raisonnée et maîtrisée.

Les ressources numériques soulèvent ainsi de nombreux questionnements. Les réponses ne sont pas toutes faites et restent à élaborer dans la complexité. L’offre numérique n’est pas seulement un contenu associé à des fonctionnalités. Les modalités d’accès, la structure technique de la plateforme sont liées à des problématiques sociétales, économiques et environnementales fortes. La commande publique formalise ces injonctions et contraint les producteurs de contenu à la plus grande vigilance sur leurs choix techniques.

 

Réseau Carel est une association professionnelle de coopération qui a pour objectif de défendre les intérêts des bibliothèques de lecture publique auprès des éditeurs de ressources numériques. Dans le cadre des négociations, la négociatrice demande aux éditeurs d’adapter leurs offres aux contraintes administratives, techniques et tarifaires des bibliothèques. Elle négocie également des avantages Carel sous forme de remises. Les négociations s’appuient sur les besoins d’un réseau de collectivités.

Cet entretien écrit s’appuie sur l’intervention réalisée lors du Bibliogrill « Ressources numériques : que choisir ? » diffusé le 7 décembre 2023.

Publié le 14/12/2023 - CC BY-SA 4.0

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