Valvert, de Valérie Mréjen

Figure marquante de la scène littéraire et artistique, l’artiste travaille la forme poétique et s’empare de différents langages et matériaux pour tisser un monde singulier : écriture, vidéo, cinéma… Dans Valvert c’est avec sa caméra qu’elle fait entrer le spectateur dans cet hôpital psychiatrique à ciel ouvert.

photo du documentaire Valvert représentant une vue vers l'extérieur à travers une porte vitrée et des vitres

© Aurora films

Quelles questions se sont posées au moment du tournage ?

Comment filmer les patients : quelles solutions formelles trouver pour qu’ils soient présents à l’image tout en évitant d’insister sur le physique très marqué de certains. Au départ, la direction de l’hôpital, qui avait accepté le principe du tournage, avait posé comme condition qu’ils n’apparaissent pas.
Convaincue, une fois sur place et pendant les repérages, que ce serait non seulement dommage mais impossible à tenir, il a fallu argumenter pour pouvoir le faire, en réfléchissant à des solutions comme filmer de dos, de loin, capter des silhouettes, et bien sûr faire signer des autorisations de droit à l’image en posant la question à tous, ou à leurs tutelles.
Et aussi, comment réagir en cas d’irruption inopinée de patients lors des entretiens avec les soignants, ce qui s’est produit plusieurs fois. La réponse s’est imposée d’elle-même : laisser les choses advenir. Lorsqu’un patient arrive et demande une cigarette, et accessoirement ce qu’on fabrique, c’est l’occasion de l’intégrer à la séquence. C’est vrai, qu’est-ce qu’une équipe de tournage vient faire là? La question est légitime, et y répondre fait partie du travail.
Lorsqu’on est présent dans un lieu comme celui-ci, on passe une bonne partie du temps à justifier le pourquoi du projet, à se présenter, et à confirmer qu’en effet, la direction est au courant.
Etre pris à partie fait partie du jeu et il faut le montrer comme le reste.
Enfin, où tourner et que faire quand on n’a pas de planning précis. Généralement, nous nous retrouvions à la cafétéria, où tout le monde se rencontrait dans un cadre plus ouvert et mélangé qu’au sein des services. 

Pouvez-vous nous donner vos premières impressions sur Valvert, hôpital psychiatrique où les patients sont libres de leurs mouvements ?

Mes premières impressions ont été assez abstraites, parce que j’enchainais surtout des rencontres avec les médecins et soignants, dans leurs bureaux, et entendais des termes qui revenaient (le soin, le lien) sans les voir s’incarner, loin de la vie du lieu. Après, j’ai plus circulé et croisé toutes sortes de gens dans les couloirs, mais l’impression qu’on peut avoir en passant quelques heures sur place est forcément très fragmentaire. Il faut rester longtemps et vivre des temps morts, guetter les va-et-vient, assister à des moments de crise, etc.
Pour ce qui est de la libre circulation, je pense que cela a dû un peu (beaucoup) changer depuis…c’était déjà en train de se refermer, comme le déplorait une partie du personnel.

Qu’aviez-vous envie de transmettre avec ce film sur ce lieu de vie particulier ?

Une parole des soignants, depuis l’intérieur, sur leur expérience de la psychiatrie et souvent leur désarroi face au devenir-entreprise de l’hôpital (et du service public en général).

Comment ont réagi les soignants et les patients après avoir vu le film ?

Si on dit que les réactions étaient plutôt bonnes, on a l’impression de vouloir se montrer sous son meilleur profil, et si on dit l’inverse, de se tirer une balle dans le pied. Nous avons fait une projection pour le personnel de l’hôpital au cinéma l’Alhambra, à Marseille. Quelques infirmiers étaient venus avec des patients, dont certains sont dans le film.
Il y avait des soignants enthousiastes, d’autres franchement cassants, mais cela reflète des tensions entre les services, des divergences, des inimitiés… beaucoup n’ont pas abordé le film comme une œuvre mais comme un document qui ne rendait compte ni de leur expérience ni de leur vision. L’un des patients, qui dessine un rébus avec son doigt, était hyper fier de se voir à l’écran et d’être la vedette de la soirée. Une patiente, au contraire, était prostrée et a très mal vécu de se retrouver là.
Et le lendemain peut-être, tout cela s’est redistribué autrement…
Globalement les commanditaires (deux psychiatres et deux infirmiers psy, à l’origine de la commande) étaient contents, ainsi que beaucoup de membres du personnel.
Mais je n’ai su qu’après, Zaza, l’ASH (agent de service hospitalier) qui parle librement en se moquant d’un des services où on n’accepte pas sa familiarité et sa franchise, s’est pris un avertissement. Cela révèle toujours beaucoup de tensions, de querelles de chapelles, de questions de hiérarchie.

Êtes-vous plus attentive depuis ce tournage à l’univers de la psychiatrie et la prise en charge des patients ?

Oui, forcément. Passer du temps dans un hôpital et partager de jour en jour la vie du lieu change le regard. Cela crée une proximité, l’impression de connaitre un peu mieux ce monde.
Lorsque je voyage dans un pays, je me sens ensuite plus concernée par ce qu’il s’y passe, comme si j’étais désormais un peu de là-bas.

Quelles traces ont laissé ce film sur vous dix ans après le tournage ?

Je repense souvent à certains patients en me demandant ce qu’ils sont devenus. Je me souviens notamment d’un très jeune homme, à peine majeur, complètement perdu, en peignoir. Je repense aux récits terribles que certains nous ont racontés. A ceux qu’on a entendus sur eux aussi. Je me souviens sans doute beaucoup mieux de certaines personnes que j’ai vues une ou deux fois à Valvert il y a plus de dix ans que celles que je croise tous les jours dans mon quartier.

Pourquoi ce plan final avec un homme qui avance jusqu’à la gauche du cadre et hors champ dit « je suis là » ? Était-ce une façon de mettre en image ce décalage que les personnes atteintes de pathologies psychiatriques vivent dans une société normée ?

Oui, c’est ce qui nous est apparu en regardant les rushes avec la monteuse du film, Pauline Gaillard. Mais ce n’était évidemment pas calculé.
Ce plan était une façon de montrer l’architecture du lieu, comme nous en avons fait un certain nombre entre deux entretiens, pour montrer le bâtiment.
Mais au moment de composer ces quelques cadres, il n’y avait vraiment pas un chat. Or, ce patient, Emilien, était venu nous parler et avait manifestement envie de rester un peu, donc je lui ai demandé s’il voulait bien marcher en s’éloignant pendant que nous filmions cette longue galerie. Et c’est une fois au bout qu’il a fait demi-tour, ne sachant pas s’il devait revenir, et qu’il s’est arrêté juste à côté de la caméra.

« Valvert » est une commande, de quelle façon vous êtes-vous appropriée le sujet du film, où se situe la patte de Valérie Mréjen ?

La commande oblige à se poser la question de ce qu’on a envie de montrer et de mettre en avant, des choix esthétiques, comme un enfant cherche à s’affirmer face aux adultes. Les commanditaires ont sans doute leur idée du résultat et des images en tête : la grande question est de trouver sa place, ou sa patte, dans un cadre qui n’est a priori pas le vôtre. C’est comme venir vivre quelque temps dans un appartement dont vous vous dites que vous ne l’auriez pas du tout décoré comme ça : vous déplacez des meubles, vous cachez certains objets que vous trouvez laids, vous placez au contraire sur la commode des coquillages ou des petites cuillers trouvées dans un tiroir. Vous cherchez à vous sentir mieux en aménageant selon votre instinct.

Quel rapport entretenez-vous avec la caméra ?

Je reste collée à elle mais préfère qu’elle soit entre les mains d’un(e) chef opérateur(trice). J’ai trop peur d’oublier de faire le point, la balance des blancs ou autre, et cela laisse plus de disponibilités pour regarder ce qu’il se passe en direct plutôt que sur l’écran.

Comment abordez-vous le travail sur un film documentaire ?

En écoutant le maximum de gens parler. En essayant de ne pas trop me faire un avis, contrairement au réflexe qu’on a généralement dans la vie.

La liste de vos expositions, œuvres, réalisations est impressionnante, qu’est-ce qui vous pousse à la création ?

Le plaisir de faire des choses, de rencontrer des gens (version positive). L’angoisse du vide (autre version).

Quel est le fil conducteur entre vos différentes propositions artistiques ?

Une attirance pour la langue, l’écriture, l’expression, les histoires, des récits de famille, de souvenirs… 

Comment parler de votre travail, si vous deviez le présenter en quelques mots ?

C’est sans doute l’une des choses les plus difficiles à faire. Le travail lui-même, la raréfaction des financements, les doutes, les tergiversations sans fin etc, ce n’est rien à côté de « résumez votre travail en quelques mots ». Mais je pense que d’ici quelques années, si j’ai la chance de continuer et de faire encore d’autres expériences, je connaîtrai enfin la formule.

Êtes-vous sensible à l’état du monde qui vous entoure ? Par exemple, le confinement a-t-il eu des conséquences sur votre création ?

Le confinement n’est pas très bon pour la création. On croit qu’on va enfin avoir du temps et rester concentré mais bien sûr, c’est tout le contraire. Donc on fait du rangement, et au fond cela a un peu dégagé l’espace, j’ai classé mes archives et j’ai eu la chance de travailler à ce moment-là sur un livre monographique qui sortira en février. J’ai fait un travail minutieux de recherches et de relecture.
Quant à être sensible au monde, surtout en ce moment, si quelqu’un, artiste ou pas, répond qu’il n’est pas concerné, c’est qu’il s’agit peut-être d’une boîte vocale ou d’un distributeur de billets.

Quels sont vos projets à venir ?

Un spectacle sur et avec des gardiens de musée, écrit et mis en scène avec Mohamed El Khatib (qui sera normalement joué au MNAM en septembre) et un documentaire sur des ados au Liban, dont j’ai tourné la première partie en décembre. Réparer une lampe que j’ai achetée hier dans une brocante.

Publié le 26/01/2021 - CC BY-SA 4.0

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